Le rôle de l'argent dans L'Illusion Comique · Ralph Albanese Jr. · L'ILLUSION COMIQUE

Le rôle de l'argent dans L'Illusion Comique · Ralph Albanese Jr. · L'ILLUSION COMIQUE
Le rôle de l'argent dans "L'Illusion Comique"
Dramaturgie
Ralph Albanese Jr.
1982
Modes de théâtralité dans L'Illusion Comique
Langue: Français
Tous droits réservés

Le rôle de l'argent dans L'Illusion Comique · Ralph Albanese Jr.

... Si Clindor prend l'option de devenir comédien — il s'agit en fait d'un "noble métier" (v. 1635) — c'est que cette vocation représente une des voies de la sécurité matérielle. Par ce biais, il cherche littéralement sa "fortune" (v. 843), et Alcandre entreprend de monter le spectacle de sa "fortune éclatante" (v. 126; voir aussi v.1413-18). Il convient de se rappeler, à ce propos, que Clindor s'est mis au service de Matamore faute d'argent, et sa pénurie monétaire lui permet de justifier son cynisme auprès de Lyse (III, 5). Sans pour autant entrer dans tous les détails ici, force est de mettre en valeur l'importance du rôle de l'argent dans L'ILLUSION COMIQUE.

Tout se passe en effet comme si la dernière péripétie de la pièce, à savoir la dramatisation de la vie réelle dans les coulisses, survenue au terme d'une cascade vertigineuse de surprises, était destinée à arracher une fois pour toutes le spectateur au domaine de l'illusion (v.5). Dans cette scène prise sur le vif, on assiste à la résurrection théâtrale de Clindor et de ses collègues, qui se relèvent, semble-t-il, pour compter leur argent. On sait que le partage de la recette, la répartition immédiate du profit après les représentations dramatiques était monnaie courante en France au XVIIe siècle.

Mais l'ultime coup de baguette d'Alcandre montre, de manière plus profonde, que le gain matériel des comédiens constitue la seule action réelle, concrète, voire vérifiable de la pièce. Ayant éprouvé la fausseté des valeurs nobiliaires — la rhétorique creuse du code de l'honneur, du sentiment de la gloire, de l'importance du rang - Clindor se démasque enfin pour se réintégrer dans l'éthique bourgeoise, ou bien, d'après BERNARD DORT, dans la réalité bourgeoise de la possession ". Tous les prolongements qui, au niveau de l'imaginaire, restent essentiellement illusoires, se plient à la toute puissance des structures de l'échange qui régissent l'univers "réel".

La valorisation de l'éthique bourgeoise s'illustre aussi par la démystification finale de Pridamant, dont L'ILLUSION COMIQUE la plus grave consistait à ne pas reconnaître la rentabilité du fait théâtral : "Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes..." ( v. 1668). La "conversion" que subit le père au terme de l'expérience illusoire prend une valeur cathartique en ce sens qu'elle entraîne chez lui une libération à la fois psychique (il n'éprouve plus d'angoisse devant le sort de son fils) et culturelle (il se délivre de son attitude rétrograde à l'égard du théâtre).

Afin de mesurer l'ampleur de l'illusion "sociologique" de Pridamant, il est nécessaire de recourir brièvement ici à une socio-critique de l'institution théâtrale en France au XVIIe siècle. Objet d'une réprobation morale, la profession de comédien était perçue comme suspecte, infamante, voire maudite par l'Eglise. Faisant partie des troupes circulantes, les comédiens constituaient un groupe nettement marginal qui, à la manière des usuriers, des vagabonds et des prostituées, manquaient de respectabilité aux yeux d'une société bien-pensante. Une telle condamnation reflète les rigueurs d'une moralité bourgeoise que des clercs ont tâché de transmettre dans toutes les couches sociales, ayant leur plus grande efficacité auprès de la bourgeoisie. Selon cette perspective, si les bourgeois condamnent dans l'acteur "l'hypocrite", "le joueur", c'est que, dans la mesure où ils perçoivent leur propre existence à travers l'idéal nobiliaire, le sentiment de dépassement de soi leur est étranger. Or l'attitude de Pridamant est, comme on l'a vu, parfaitement révélatrice de ce préjugé culturel qui dénonce la vocation de comédien comme une forme illusoire de réussite sociale. Alcandre ne parvient-il pas à tirer Pridamant de "cette erreur commune" qui fait de l'activité théâtrale un objet de mépris? D'autre part, il est significatif que ce bourgeois rétrograde, qui croit à la fixité des rapports sociaux au sein d'une hiérarchie immuable, rejette au préalable cette "illusion" d'une mobilité sociale entreprise par un fils qui aurait changé de condition par l'intermédiaire de son métier de comédien :

ALCANDRE :

"Sous un meilleur destin sa fortune rangée,
Et sa condition avec le temps changée,
Personne maintenant n'a de quoi murmurer
Qu'en public de la sorte il aime à se parer."(1.2)

Dans cet ordre d'idées, le rôle de Clindor ne pourrait-il être considéré comme un médiateur entre deux modes de comportement, l'imaginaire nobiliaire et le réel bourgeois? Ne sert-il pas à intégrer des valeurs bourgeoises, à les faire intérioriser par les différentes couches sociales? Il convient de rattacher ce rôle à l'analyse plus globale que fait JEAN DUVIGNAUD de la place et de la fonction des comédiens à l'intérieur des sociétés monarchiques. À une époque qui se caractérise par l'instauration progressive du pouvoir étatique, liée à l'ascension de la bourgeoisie sous forme d'élites bureaucratiques, les comédiens exercent une "fonction d'intégration des mentalités et des valeurs"; ils incarnent des conduites imaginaires qui permettent un "transfert de classe et (une) imitation des modèles nobles". On a affaire à une société de représentation tellement éprise d'ostentation qu'elle est obligée de se voir agir, bref, de se théâtraliser : la noblesse se re-présente afin de s'assurer de son existence; la bourgeoisie, elle, par le biais du théâtre, vise à se libérer. Clindor fait figure de bourgeois déraciné qui se projette dans l'univers imaginaire de la représentation aristocratique.

Cet univers de fausses perspectives, ce lieu d'égarement, qui du coup fait d'un roturier l'égal d'un prince, Clindor le dépasse en s'installant dans l'univers de la praxis : le fait qu'il s'enrichisse fait ressortir l'aspect lucratif de sa profession. La théâtralité de son jeu consiste à mettre en évidence l'enracinement de l'imaginaire dans la réalité bourgeoise de l'argent. Liée à cette réhabilitation du métier de comédien, dont la situation matérielle s'améliore au cours du siècle, est l'apologie officielle du théâtre en tant qu'institution, aboutissant à une prise de conscience de sa validité même (v.5).

L'ILLUSION COMIQUE véhicule en effet une nouvelle image du théâtre, et il est révélateur que ce soit le dramaturge "en résidence" qui s'érige un thuriféraire de l'art théâtral pour communiquer cette image. Alcandre esquisse en quelque sorte une théorie sociologique du fait théâtral. Objet de divertissement suprême des honnêtes gens des années 1630, le théâtre exerce une fonction de détente (v.1655-56) en s'adressant aux besoins de délassement propres aux non-privilégiés tout aussi bien qu'aux grands; il constitue Le divertissement le plus doux de nos princes, Les délices du peuple, et le plaisir des grands... (v.5)

(...)