Notes de répétitions · Sabine Quiriconi · SAVANNAH BAY

Notes de répétitions · Sabine Quiriconi · SAVANNAH BAY
Notes de répétitions
Document de répétitions
Sabine Quiriconi
2002
CDDB-Théâtre de Lorient
Langue: Français
Tous droits réservés

Scène I, séquences 23 à 26.

H. chante, S. répète les mots "comme sous la dictée". De l'une à l'autre, le texte est identique, prononcé deux fois, avec quelques modifications, de l'une à l'autre.
C'est dans le vieux Théâtre Récamier qu'ont lieu les premières répétitions. Assises autour d'une table, les actrices marquent techniquement, rigoureusement, les temps et les silences inscrits sur leur partition.
À la table, on s'interroge sur la différence entre un silence et un temps. Un temps est une pause dans une unité de sens, un facteur de rythme, unifiant une même séquence, par exemple. Le silence ouvre un moment de perte irrémédiable — du sens, de la mémoire, de la parole. D'une séquence à l'autre, on ne bondit pas, on tombe. On parle de vertige. L'ensemble ne progresse pas. Chaque fragment entérine la chute du précédent, il en est la chambre d'écho.

Scène I, séquences 23 à 26.

CATHERINE HIÉGEL est debout dans l'espace. Elle cherche à quel endroit du plateau H. pourrait commencer à chanter. Devant le rideau, face à S., ou derrière, dans l'ombre au lointain ? S. écoute et répète. CATHERINE SAMIE est à cour, sur le proscenium ; elle attend.

On va encore dire que DURAS, c'est long.

Il y a des perles qui descendent des cintres, tout au long du cadre de scène de la salle Richelieu, à la Comédie-Française. Elles sont en verre. Elles laissent passer la lumière et deviennent un écran transparent et coloré. Elles séparent la scène du proscenium, laqué de bois blanc, étroit. Elles filtrent l'image en arrière-plan.
À la table, CATHERINE SAMIE et CATHERINE HIÉGEL se font face, S. et H. se parlent.

Absence : résultat d'une géométrie triangulaire dont l'un des termes est invisible. Partition à trois. Sensation, perceptible si les deux actrices marchent en dirigeant les corps, les regards et la parole dans des directions différentes et si elles évitent toute trajectoire qui se déroulerait symétriquement. Résultat d'un certain travail de communication qui exclut le mode conversationnel et nécessite une dualité spatiale et temporelle.
Absence à soi-même. Secret personnel. Dieu, faute d'autre mot.

Attente : convocation de l'absence, de Savannah. ÉRIC VIGNER répète avec l'une quand l'autre actrice s'absente. Et inversement. Il dit le texte de celle qui n'est pas là. Il donne la réplique.
Un rideau de perles sépare la scène en deux zones. Depuis le début, ÉRIC VIGNER et les comédiennes sont d'accord sur le mouvement général : H. appelle S. pour qu'elle passe le rideau de perles, surgisse en avant-scène. Puis, CATHERINE HIÉGEL choisit de disparaître derrière le rideau pour que H. chante.

Pourquoi semble-t-elle irremplaçable, cette chanson de Piaf ? Pourquoi une autre, même bouleversante, ne conviendrait-elle pas ? Le chant est-il à l'origine du texte ? Ont-ils tous deux la même origine ? Qui, du chant ou du texte, est traversé par l'autre ? De quelle matière est Savannah Bay pour que ce chant en soit désormais partie intégrante ? Quelle mémoire se dépose en elle ? "Et si l'on essayait avec " L'Homme à la moto ?" plaisante CATHERINE HIÉGEL.

Le tourne-disque grince lentement. La voix est déformée. Piaf se plaint en 78 tours.
De part et d'autre du rideau, les actrices cherchent quelque chose entre le chant et la parole. Parfois une matière s'élève, fragile, métissée, transitoire, qui n'est ni le chant, ni sa répétition, mais tient des deux à la fois, est tout à fait du langage, circule, produit silencieux et mouvant de leur rencontre. Le phénomène dépend souvent d'une situation particulière : il est perceptible lorsque les deux comédiennes prononcent le même texte de façon extrêmement différente.

Adresse de la parole, direction des corps, mode de profération, proximité ou éloignement de Savannah, tonalité vocale, sensations émotionnelles... les postures ne sont pas inverses mais divergentes. On a alors l'impression que deux espaces-temps se développent simultanément. Elles incarnent chacune un moment du processus qui permet de transmettre l'histoire.

"No String", de Fred Astaire. Immédiatement elles dansent, face à face, et se regardent. Devant le rideau.

Être ensemble ne signifie pas converser ensemble, ni se répondre, mais s'entendre, "trouver un accord de jeu", dit ÉRIC VIGNER. Il s'agit aussi d'empathie imaginaire. C'est la chanson de Piaf, c'est une certaine reprise de la chanson par les deux femmes jusqu'au "parlé-chanté", c'est l'accord obtenu par CATHERINE HIÉGEL et CATHERINE SAMIE, quand H. et S. répètent les paroles de la chanteuse, qui constituent le vrai début, la clé de voûte de l'ensemble.

L'image est double. Les perles de verre descendent des cintres. On voit double, de là où l'on est.

"Soyons comme deux petits clowns", propose CATHERINE SAMIE. Chaque jour, pendant plusieurs jours, salle Richelieu, quand les techniciens qui installent le décor descendent le rideau des cintres, on constate que des perles ont disparu. On imagine comment elles glissent pendant la nuit, le long des fils. Puis, on apprend que c'est le fil qui se brise. En remontant dans les cintres, en prenant de la hauteur, le rideau s'alourdit. Les perles tombent d'un coup, de tout le poids qu'elles ont une fois assemblées, en emportant leur fil, au fond de la chaussette (la chaussette est le nom de la housse qui protège, en l'air, le rideau et au fond de laquelle on recueille, au matin, les fils tombés et les billes). On continue les répétitions. Avec les lambeaux du décor, des bouts de choses qui se coupent toutes seules, des trous au milieu des lés. Le rideau repart dans les ateliers de Pantin pour être reconstitué et qu'on puisse organiser, mais seulement quand on voudra, un "lâcher de perles", un vrac de perles en couleurs sur le sol de la Comédie-Française.
Dans un miroir sans tain, on ne se reflète pas. Tout juste peut-on évaluer la distance qui sépare de l'image.

Au Théâtre Récamier, nous sommes très près des actrices. Les perspectives s'écrasent. On travaille en gros plan. On voit très bien comment CATHERINE HIÉGEL précise le détail d'un geste, comment CATHERINE SAMIE, après un filage, revoit tout "à la baisse", laisse aller, met "en Sourdine" ce qu'elle appelle "son trombone".

CATHERINE SAMIE parle de cette "sorte de folie du temps" qui saisit les gens avant de mourir, et dans laquelle S. est embarquée tout au long de la pièce.

Les perles, c'est aussi de la surface, qui opacifie le fond, fait vibrer l'image, brouille la mesure des distances. Les rondeurs, facettées ou non, altèrent la perception de la profondeur. La lumière ramène à l'avant de la scène un cliché de cinéma.

Ai vu le film d'Almodovar.

Sur les pages, il y a ces espaces entre les séquences, ces lignes de fuite, ces perspectives, une infinie possibilité kaléidoscopique.

Théâtre Récamier, on est très près : d'infimes variations animent alors la surface des mots et des visages.
Alain Fonteray, le photographe, décide de faire des portraits.

Salle Richelieu, plan large.

Les matières saisissent le regard. Des moucharabiehs qui longent la coulisse à jardin, on perçoit l'épaisseur tangible. D'autres éléments jouent de l'illusion d'optique : ils sont conçus à partir de photographies qui reproduisent des perspectives et des distances absentes. Les images en noir et blanc aplatissent la vision.
Très lentement, CATHERINE SAMIE fait un geste de la main : elle se masque le visage. Les yeux sont fermés.
Salle Richelieu, plan large.
Qu'est-ce qu'on entend ? Qu'est-ce qui nous regarde, encore ?

H. - CATHERINE HIÉGEL - approche la main de son visage, comme si elle recevait la caresse qu'elle raconte, comme si elle se désignait du nom de Savannah. Puis elle abandonne, préfère suivre du bras la direction de son regard, vient chercher le visage avec la main, loin devant elle, au-dessus de la salle. Elle le dessine à peine.

Tout est parlé à haute et distincte voix, très fort, comme pour une salle immense.

On est parfois si près qu'on ne voit plus rien. Après quelques jours dans la salle Richelieu où se jouera le spectacle, il est difficile de retourner travailler au Théâtre Récamier.

Savannah est un nom d'emprunt.

À la morgue, c'est la proche famille qui identifie le corps du défunt. Le nom est définitivement gravé sur le tombeau. Pour l'éternité, on réserve une place dans le monde et dans la généalogie. On plante la croix en terre. On condamne la propriété. On garde le nom. Pas de possibilité de substitution, de circulation. Heureusement qu'il y a la poussière.

Le jeu du sens est cette croix plantée. La signifiance fait le jeu de la mort minérale. Pas de mouvement.

CATHERINE HIÉGEL entre par la salle, monte sur le plateau. Elle tient un livre à la main, le texte de Savannah Bay, le volume des éditions de Minuit. Les mots sont serrés sur la page. Elle les a appris. Elle les lira comme si elle les découvrait à mesure qu'elle les dit. Elle les lira, devant le rideau, face au spectateur. Elle les lit.

"L'auteur est anonyme. Inconnu" , dit le texte. L'auteur est général. C'est à cette seule condition de son anonymat, de son effacement, qu'on peut le reconnaître, se reconnaître. CATHERINE HIÉGEL lit les mots "comme une actrice qui pourrait à tout moment s'arrêter de parler", prendrait le risque de se taire, de perdre la mémoire. Elle s'inquiète de la proximité du public auquel elle parle presque sans masque, sans effigie. Où est H. ? Comment passer à H. ?
Comment celle qui parle invente-t-elle celle qui attend, celle qui écoute et que personne n'a encore vue ? Comment l'invisibilité de celle qui écoute invente-t-elle celle qui parle ? Qui parle ? Qui écoute ? À qui parler ? Parler à la salle ? Pour la salle ? Vers la salle ? ( De la salle ? A celle qui se tient, invisible, derrière le rideau, comme à soi - lettre, effigie, actrice. Parler ensemble l'histoire qui n'est à personne ; inventer Savannah, très intimement, presque sans rien dire, même en silence.

Le prologue écrit par Marguerite DURAS pour Madeleine Renaud précède les deux versions de Savannah Bay publiées aux éditions de Minuit. Le pronom personnel de la seconde personne du singulier s'adresse à la "comédienne de théâtre", "la splendeur de l'âge du monde", "l'éternité de sa dernière délivrance". CATHERINE HIÉGEL explique qu'il lui est difficile d'adresser le texte directement à la salle. Elle se méfie du lyrisme ; elle est gênée par le fait que ce "tu" désignera pour les spectateurs tout autant CATHERINE SAMIE qu'elle, CATHERINE HIÉGEL. L'actrice voudrait s'effacer. À mesure qu'elle répète, elle sait avec une certitude et une précision de plus en plus intérieures à quel instant l'obscurité la fera disparaître pour lui permettre de continuer. La lecture des mots prépare et désigne l'ombre.

L'intime n'est pas l'intimité : l'intimité crée des situations interpersonnelles, de personne à personne, et qui ne sont pas interchangeables. Elle a pour modèle la conversation, le psychologisme, le mythe d'une identité définissable, d'une présence clairement identifiable. C'est un couple qui se regarde dans les yeux, sur son canapé, en se demandant, non sans une émotion au moins égale à ce qu'il a vécu, comment il en est arrivé là. Et l'histoire continue. Elle ne regarde personne, mais elle peut aller jusqu'à l'exhibition d'elle-même. L'expérience intime est transpersonnelle et irracontable ; elle en passe par la découverte de l'anonymat, l'abandon des catégories désignantes. Elle nécessite la mise en place d'un dispositif destructeur qui touche à l'endroit même où les pouvoirs se constituent, où le groupe érige ses lois et ses raisons sociales. L'intime est ce qui outrepasse les liens admis, les modes de représentation des liens ; c'est un secret informel, insituable, qui n'appartient à personne mais comprend soi-même et l'autre. Il s'agit de rencontre, de mouvement, de lignes de fuite, non de représentation.

H. — Sous le regard, à perte de vue, ils voient.
S. — Il parle comme il regarde [...].
Marguerite DURAS, Savannah Bay, Sc.11, séq.39

Il s'agit de parler le monde, le désir et non pas du monde ni du désir.
La voix est le signe particulier, la signature. La folie est une façon de dépasser les limites identitaires du moi sans pour autant perdre la voix.
Folie de l'absence ; folle absence.

Les mots de DURAS, elle les reconnaît. Elle ? Laquelle ?

Quand un metteur en scène parle aux acteurs de leur travail, il parle toujours d'eux, complètement.

Chercher l'énigme. Détourner la petite brocante du passé. Troubler l'évidence des secrets qui relient chacun de nous à Savannah.

"Fais moins de bruit, Bibi, s'il te plaît, fais moins de bruit !" On demande le silence. Un homme disparaît au fond du couloir. Les actrices font une italienne pour patienter. L'enfant change de nom, pour rire. C'est S. qui parle en premier. La voix monte vers les cintres ; CATHERINE SAMIE est de dos, au fond du plateau, on la distingue à peine. C'est la voix de CATHERINE SAMIE, projetée vers les cintres, qui doit obliger l'œil à opérer un gros plan sur le corps dans l'ombre arrière, côté cour. La voix, en élargissant sa portée, doit réduire le cadre de l'image immédiatement perceptible, établir un lien de proximité entre celui qui regarde et la présence qu'on devine.

Bruno Graziani a dessiné des croquis pendant les séances de travail à la table. Ce qui ravive le souvenir qu'on en garde, c'est le silence du dessin, le tracé de figures sans caractère spectaculaire. L'essentiel parvient parce qu'il n'apparaît pas. Le silence frappe l'œil car le souvenir des premières lectures est extrêmement sonore. Tout a été entièrement prononcé.

Trop occupés que nous étions à les observer, nous avions oublié qu'elles nous regardaient.

Dans l'espace blanc, à l'avant du théâtre, l'aire étroite du jeu se dessine.
CATHERINE HIÉGEL arpente les coulisses. C'est un des premiers jours où l'on répète la scène III. Elle crie l'énumération des villes.
CATHERINE SAMIE oublie toujours cette phrase : "La pièce ne sera jamais jouée".

Ce geste d'ÉRIC VIGNER, cette façon d'accompagner le mouvement de la syntaxe, pour expliquer celui de la phrase, ce geste qui se retire toujours à la même vitesse après le suspens final, puis dessine à nouveau une ligne mélodique par flexions du poignet et des doigts, faut-il tenter de le reproduire pour remonter à sa source, trouver l'énergie dont il procède et dont la phrase, avec lui, procède ?

H. — Vous reconnaissez la voix ?
S. — Pas la voix... Quelque chose dans la voix, la force peut-être... C'est une voix qui a beaucoup de force...
H. — C'est votre force. C'est votre voix.
Marguerite DURAS, Savannah Bay, Sc. I, séq.9

Affirmer. Impérativement. Ne pas marquer les points d'interrogation. Ne pas anticiper le sens de ce qui va être dit. Voir plutôt ce qui arrive quand on se concentre sur l'énonciation à blanc de la parole. Mettre des points. Fermer le sens. Le suspendre. Revenir à la forme interrogative. Passer par l'affirmation pour comprendre couinent S. et H. posent des questions. S'interroger sur les différents emplois du conditionnel. Ne pas ignorer la circulation des virgules à l'intérieur du texte.

"- Il y a des fois, et c'est moins rare qu'on ne le croit, où les textes que tu joues coïncident avec le chaos de ta vie intérieure, dit CATHERINE SAMIE . "La mer : "Sa surface était purement illusoire, une chair sans peau, une déchirure ouverte, une soie d'air glacé".
Marguerite DURAS, Aurélia Steiner éd. Mercure de France, 1979, p.139.