Analyse de Jacques Lacan · L'ÉCOLE DES FEMMES

Analyse de Jacques Lacan · L'ÉCOLE DES FEMMES
L'amour est comique
Dramaturgie
Jacques Lacan
1998
Le Séminaire
Les Formations de l'inconscient
Éditions du Seuil
Langue: Français
Tous droits réservés

Analyse de JACQUES LACAN

Médecin et Psychanalyste

Extrait de Le Séminaire, livre V, in Les Formations de l'inconscient - (texte établi par Jacques-Alain Miller). Édition du Seuil (1998)

"La singularité du personnage d'Agnès semble avoir proposé une véritable énigme aux psychologues et aux critiques - "est-ce une femme, une nymphomane, une coquette, une ceci, une cela? Absolument pas, c'est un être auquel on a appris à parler et qui articule."

L'amour est un sentiment comique. Le sommet de la comédie est parfaitement localisable. La comédie dans son sens propre, au sens où je le promeus ici devant vous, trouve son sommet dans un chef-d'oeuvre unique.

Dans la ligne de la comédie disons classique, le sommet est donné au moment où la comédie dont je parle, qui est de MOLIÈRE et qui s'appelle L'ÉCOLE DES FEMMES, pose le problème d'une façon absolument schématique, puisque d'amour il s'agit, mais que l'amour est là en tant qu'instrument de la satisfaction.

MOLIÈRE nous propose le problème d'une façon qui en donne la grille. C'est d'une limpidité absolument comparable à un théorème d'Euclide.

Il s'agit d'un monsieur qui s'appelle Arnolphe. À la vérité la rigueur de la chose n'exigerait même pas que ce soit un monsieur avec une seule idée. Il se trouve que c'est mieux comme cela, mais à la façon dont, dans le trait d'esprit, la métonymie sert à nous fasciner. Nous le voyons entrer dès le début avec l'obsession de n'être pas cornard. C'est sa passion principale. C'est une passion comme une autre. Toutes les passions s'équivalent, toutes sont également métonymiques. C'est le principe de la comédie de les poser comme telles, c'est-à-dire de centrer l'attention sur un ça qui croit entièrement à son objet métonymique. Il y croit, cela ne veut pas dire qu'il y soit lié, car c'est aussi une des caractéristiques de la comédie que le ça du sujet comique quel qu'il soit, en sorte toujours intact. Tout ce qui s'est passé durant la comédie est passé sur lui comme l'eau sur les plumes d'un canard. L'ÉCOLE DES FEMMES se termine par un Oh ! d'Arnolphe, et pourtant Dieu sait par quels paroxysmes il est passé.

J'essayerai de vous rappeler brièvement ce dont il s'agit. Arnolphe a donc remarqué une petite fille pour son "air doux et posé, qui m'inspira de l'amour pour elle dès quatre ans". Il a donc choisi sa petite bonne femme, et il a d'ores et déjà posé le "Tu es ma femme". C'est même pour cette raison qu'il entre dans une telle agitation quand il voit que ce cher ange va lui être ravi. Car au point où il en est, dit-il, elle est déjà sa femme, il l'a déjà instaurée socialement comme telle, et il a résolu élégamment la question.

C'est un homme qui a des lumières, dit son partenaire, le nommé Chrysalde, et en effet, il a des lumières. Il n'a pas besoin d'être le personnage monogame dont nous parlions au début — ôtez-lui cette monogamie, c'est un éducateur.

Là, il a trouvé un très heureux principe, qui consiste à la conserver dans l'état d'être complètement idiote. Il ordonne lui-même les soins supposés concourir à cette fin. "Et vous ne sauriez croire, dit-il à son ami, jusqu'où cela va, ne voilà-t-il pas que l'autre jour elle m'a demandé si l'on ne faisait pas les enfants par l'oreille". C'est bien ce qui aurait dû lui mettre la puce à la même oreille, car si la fille avait eu une plus saine conception physiologique des choses, peut-être aurait-elle été moins dangereuse.

"Tu es ma femme" est la parole pleine dont la métonymie sont ces devoirs du mariage congrument expliqués qu'il fait lire à la petite Agnès. "Elle est complètement idiote", dit-il, et il croit pouvoir fonder là-dessus, comme tous les éducateurs, l'assurance de sa construction.

Que nous montre le développement de l'histoire ? Cela pourrait s'appeler "Comment l'esprit vient aux filles". Elle est prise aux mots du personnage du petit jeune homme. Cet Horace entre en jeu dans la question, quand, dans la scène majeure où Arnolphe lui propose de s'arracher la moitié des cheveux, elle lui répond tranquillement — "Horace, avec deux mots, en ferait plus que vous". Elle ponctue ainsi parfaitement ce qui est présent tout au long de la pièce, à savoir que ce qui lui est venu avec la rencontre du personnage en question, c'est précisément qu'il dit des choses spirituelles et douces à entendre, à ravir. Ce qu'il dit, elle est bien incapable de nous le dire, et de se le dire à elle-même, mais cela vient par la parole, c'est-à-dire par ce qui rompt le système de la parole apprise et de la parole éducative. C'est par là qu'elle est captivée.

La sorte d'ignorance qui est une des dimensions de son être est simplement liée à ceci, que pour elle il n'y a rien d'autre que la parole. Quand Arnolphe lui explique que l'autre lui a embrassé les mains, les bras, elle demande "Y a-t-il autre chose ?", elle est très intéressée. C'est une déesse-raison, cette Agnès. Aussi bien le mot de raisonneuse vient-il à un moment suffoquer Arnolphe quand il lui reproche son ingratitude, son manque de sentiment du devoir, sa trahison, et qu'elle lui répond avec une admirable pertinence — "Mais qu'est-ce que je vous dois ? Si c'est uniquement de m'avoir rendue bête, vos frais vous seront remboursés".

Nous nous trouvons ainsi au départ devant le raisonneur en face de l'ingénue, et ce qui constitue le ressort comique, c'est que dès que l'esprit est venu à la fille, nous voyons surgir la raisonneuse devant le personnage qui, lui, devient l'ingénu, car dans des mots qui ne laissent aucune ambiguïté, il lui dit alors qu'il l'aime, et il le lui dit de toutes les façons, et il le lui dit au point que la culmination de sa déclaration consiste à lui dire à peu près ceci — "Tu feras très exactement tout ce que tu voudras, tu auras également Horace si tu le veux à l'occasion." En fin de compte, le personnage renverse jusqu'au principe de son système, il préfère encore être cornard, ce qui était son départ principal dans l'affaire, plutôt que de perdre l'objet de son amour.

L'amour, c'est là le point auquel je dis que se situe le sommet de la comédie classique. L'amour est ici. Il est curieux de voir à quel point l'amour, nous ne le percevons plus qu'à travers toutes sortes de parois qui l'étouffent, de parois romantiques, alors que l'amour est un ressort essentiellement comique. C'est précisément en ceci qu'Arnolphe est un véritable amoureux, beaucoup plus authentiquement amoureux que le dénommé Horace, qui est, lui, perpétuellement vacillant. Le changement de perspective romantique qui s'est produit autour du terme de l'amour fait que nous ne pouvons plus si facilement le concevoir. C'est un fait : plus la pièce est jouée, plus Arnolphe est joué dans sa note d'Arnolphe, et plus les gens fléchissent et se disent : "Ce MOLIÈRE si noble et si profond, quand on vient d'en rire, on devrait en pleurer". Les gens ne trouvent presque plus compatible le comique avec l'expression authentique et submergeante de l'amour comme tel. Pourtant, l'amour est comique, quand c'est l'amour le plus authentiquement amour qui se déclare et qui se manifeste.