L'Illusion Comique et le Theatrum mundi · Georges Forestier

L'Illusion Comique et le Theatrum mundi · Georges Forestier
L'ILLUSION COMIQUE et le théâtre du monde: une mise en abyme
Dramaturgie
Georges Forestier
1987
Commentaires à L'Illusion comique de Corneille
Librairie Générale Française · Paris
Langue: Français
Tous droits réservés

L'Illlusion Comique et le Theatrum mundi 

Georges Forestier

In Commentaires à L'ILLUSION COMIQUE de CORNEILLE, Librairie Générale Française, Paris (1987).

Mais il faut aller plus loin. L'ILLUSION COMIQUE n'est pas seulement une métaphore de l'activité théâtrale. Elle est plus largement une métaphore de l'activité humaine. On retrouve en effet dans cette comédie un thème philosophique fort ancien, qui a connu une grande fortune à la Renaissance et au XVIIe siècle, le thème du "théâtre du monde" (theatrum mundi). On peut résumer ce thème de la façon suivante : "le monde est un théâtre sous le regard de Dieu". Il repose donc sur une triade fondamentale : l'Auteur (Dieu), l'Acteur (l'homme), le Spectateur (Dieu encore, mais aussi les autres hommes, aveugles sur leur rôle et sur celui des autres). Ce thème qu'à la même époque le fameux dramaturge espagnol Calderôn met sur le théâtre sous sa forme religieuse (El Gran Teatro del Mundo), CORNEILLE en donne une version profane. L'Auteur, c'est Alcandre. Pour dessiller les yeux d'un simple mortel, le Spectateur, représenté par Pridamant, il lui présente le spectacle de la vie humaine, l'Acteur principal de ce spectacle étant Clindor, le fils de Pridamant. Plus exactement, l'Acteur est un "fantôme" ou un "spectre" de Clindor, nuance importante pour saisir la parenté entre le pouvoir démiurgique du magicien et le pouvoir divin, qui dispose des âmes, du Spectateur suprême.

Or le spectacle présenté par Alcandre à Pridamant est une véritable allégorie de la vie humaine. Du point de vue de l'Auteur, Clindor est le symbole de l'homme, de l'homme aveugle sur lui et sur le monde, et aux prises avec une "fortune" qui paraît capricieuse et qui pourtant le conduit d'une main sûre à son destin. Cet homme, nous le suivons de sa naissance jusqu'à sa mort — et sa résurrection. Clindor naît le jour où il s'est enfui de chez son père. C'est à ce moment que commence la narration d'Alcandre. Après avoir passé rapidement sur le lent mûrissement du jeune homme, constitué par ses aventures picaresques, il met en scène son "fantôme" pour présenter les étapes marquantes de l'épanouissement de sa personnalité. Aussi, au fil des actes II, III et IV, son rôle passe-t-il du comique au tragi-comique pour aboutir au tragique. Simple faire-valoir de Matamore au début, Clindor présente en outre le visage d'un jeune homme qui découvre l'Amour. À l'acte III, il relègue son maitre au second plan pour s'affirmer en tant qu'homme : il fait l'essai de sa séduction sur la suivante de sa maîtresse, tient tête à son rival et, enfin, à l'issue d'un combat, il le tue. L'acte IV est celui de l'expérience de la mort : dans sa prison, à la veille de son exécution, il fait réflexion sur son destin et se voit même mourir i"Et la peur de la mort me fait déjà mourir", v. 1288). Mort à son ancien Moi, il peut renaître, régénéré, à l'acte V : acteur inconscient sur le théâtre du monde, il est devenu acteur conscient de l'être sur le théâtre des hommes.

On comprend ainsi parfaitement le sens de l'illusion élaborée par Alcandre à l'acte V. Elle est la condition sine qua non de la réussite du "traitement" que subit Pridamant, le Spectateur. Le Spectateur est un homme, aussi ignorant de la comédie humaine qui se déroule sous ses yeux que l'Acteur qui la représente ; mais, tandis que l'Acteur accède à la "vérité" par l'expérience de la mort, le Spectateur y parvient par la conscience de l'illusion dont il a été victime. Pridamant a cru son fils assassiné ; mais ce n'était qu'un leurre. Alcandre a beau jeu de lui faire comprendre que le destin de son fils lui paraissait incompréhensible parce qu'il ignorait que la vie n'est qu'une pièce de théâtre. Son fils a compris avant lui, grâce à ce qu'il prenait pour des vicissitudes de la fortune, que tout n'était que théâtre, et que, partant, son destin était de faire du théâtre. Aussi Pridamant à son tour, une fois convaincu des vertus du théâtre, déclare-t-il qu'il ne peut plus vivre que par et pour le théâtre; mort à son ancienne vie, il accède à une réalité supérieure, qui est celle du théâtre :

Demain, pour ce sujet, j'abandonne ces lieux,
Je vole vers Paris.

(V , 6; y. 1816-1817)

On voit ainsi que L'ILLUSION COMIQUE n'est pas un pur exercice de style. Non qu'il s'agisse d'une pièce à thèse : cette signification se situe tout entière en filigrane, et l'on prendra le plus intense plaisir à la représentation de cette oeuvre sans se soucier d'elle. Mais il faut l'avoir à l'esprit pour comprendre combien ce "caprice" est sur tous les plans une apologie du théâtre : non content de nous dire explicitement les vertus du théâtre, et de démonter devant nous le fonctionnement de l'illusion théâtrale, CORNEILLE laisse entendre sur un plan supérieur que le théâtre est école de la vie. C'est aussi ce que disait Shakespeare dans Hamlet. Notons, pour finir, que par le regard que CORNEILLE porte sur les hommes, L'ILLUSION COMIQUE n'est pas si éloignée qu'il y paraît du reste de sa production, et particulièrement de sa production postérieure. Jusqu'à son ultime chef-d'œuvre, Suréna, Corneille ne cessera jamais de réfléchir sur la place de l'homme — ou, plus exactement du Héros, à partir du Cid — dans le "grand théâtre du monde".