06/08/01 · Cahier de répétitions · Sabine Quiriconi · LA BÊTE DANS LA JUNGLE

06/08/01 · Cahier de répétitions · Sabine Quiriconi · LA BÊTE DANS LA JUNGLE
Notes sur le 1er jour de répétitions
Document de répétitions
Sabine Quiriconi
06 Aoû 2001
Cahier de répétitions
Langue: Français
Tous droits réservés

Lorient, lundi 6- août 2001

On attend le début de la répétition. Le rideau de bambous est fermé. Les acteurs sont assis sur le podium de bois qui va, en avant scène, de cour à jardin. Silence.

Comment ça commence ? Comment ça pourrait commencer ?

On écoute les essais de lecture enregistrés par Jutta pour le prologue. On commence par le Tableau I.

Éric : "Le premier tableau ne bougerait pas, serait plat, à deux dimensions. Le jeu se concentrerait sur le rapport, direct à cause de l'éclairage, que les acteurs noueraient avec le public. La lumière serait blanche. On verrait tout. Mais pas d'ombre. Le costume serait déjà une ombre. Tous les éléments seraient là mais on ne serait pas encore dans la troisième dimension. Quelque chose n'existerait pas.

Jutta ne serait pas derrière le rideau de bambous mais se tiendrait, avec Jean-Damien, sur le podium.

Les questions sont : comment faire pour passer à l'intérieur ? Comment faire sentir toutes les possibilités de ce qui peut arriver derrière le rideau et, dans le même temps, ne jamais rien dévoiler ?".

Au début, un homme couché, sur un podium. Visible par tous ? Caché ?

Éric : "Un homme et une femme, un couple de personnages, inséparables sont allongés dans des positions différentes, très proches. Ils dorment ensemble, elle les pieds croisés, lui dans la pose d'ISABELLE HUPERT au début d'ORLANDO".

Les paumes de la femme sont ouvertes vers les cintres. Son visage roule de cour à jardin puis de jardin à cour. Elle dit :"- C'est le quatrième marquis de Weatherend, peint par VAN DYCK."

Éric : "Comment faire pour que le public ne sache pas qui est le quatrième marquis, de qui elle parle ?

Peut-être faut-il essayer de trouver une action physique avant les premiers mots? Imaginons que l'homme se lève, soit attiré par quelque chose, ce trou, à jardin. Il se tourne pour voir le fond du plateau. L'ombre arrive sur lui : la bête bondit, il tombe. Il doit y avoir quelque chose de la fin au début".

Jean-Damien demande qui déclenche le jeu.

Travailler sur la limite, le seuil entre le trou à jardin et le public.

Jean-Damien demande à revoir la planche du costume qu'il portera.

Ils se mettent en place : elle est debout à jardin ; il est allongé, à cour, sur le podium ; il adopte la pose ISABELLE HUPERT dans ORLANDO.

"On peut faire aussi exactement le contraire, dit Éric, mais ce qui apparaît c'est que la proximité des deux acteurs est nécessaire : trouvez des figures gémellaires. Le tableau dont il est question doit être absent

Il faut dire ce qui est écrit sans sous-entendu, sans en faire un commentaire. Tout s'invente".

Jean-Damien demande qu'on lui repasse la cassette de l'enregistrement du prologue par Jutta.

Je ne sais pas très bien comment retranscrire ce premier jour de travail sur le plateau : je pourrais décrire les faits, seulement les faits, et reproduire les interventions d'Éric, les remarques des acteurs mais l'ensemble est imprécis, improvisé, vite arrêté ; les propos sont tenus oralement, se répètent, se suspendent. À mesure que je note aussi précisément que possible les gestes, les mouvements, les moments où le texte est dit, je sais que je ne note que l'improbable, le brouillon, le faux départ, celui que nous nous sommes donné pour pouvoir commencer. Je pourrais chercher aussi comment traduire la fatigue du regard et de la main. Je suis à contre-temps de la répétition. Je fais des phrases quand la grammaire ne s'est pas encore inventée, je décris des actions physiques, quand c'est les relations entre la salle et le plateau qui sont testées. Je ne peux pas anticiper le geste de l'écriture parce que nous ne pouvons pas anticiper sur ce qui va arriver : Éric propose de travailler sur la curiosité, le caché et le montré _ les acteurs proposent à leur tour et ce qui apparaît déplace le centre d'intérêt de la séquence : ils inventent une figure gémellaire, se tiennent assis, dos à dos, genoux pliés, sur le podium. Alors qu'ils ne se voient pas, ils lèvent ensemble les bras devant eux ; lui allonge un son, elle accompagne l'émission vocale d'un mouvement des bras qu'elle étend, loin devant elle. Un nouveau point d'exploration est alors proposé à l'improvisation.

Je pourrais retenir ce qu'on appelle "l'essentiel", faire la synthèse, résumer d'un trait les indications d'Éric, les tentatives des acteurs, les conclusions que nous en tirons. J'aurais alors la conscience tranquille.

Le premier tableau ne bougerait pas, serait plat, à deux dimensions, donc.

Éric Vigner propose aux comédiens d'improviser à partir des seuils et des zones qu'il définit préalablement avec eux, les acteurs se tiendront entre la scène et la salle, sur un long podium de bois qui court d'un bout à l'autre de la scène. Le rideau de bambous est fermé de sorte que le public ignore la plus grande partie du dispositif scénique.

Le travail explore toutes les potentialités de jeu entre l'intérieur et l'extérieur du plateau : les deux acteurs sont-ils dès le début ensemble, devant ? Est-il préférable, envisageable que Jutta se tienne derrière et qu'ils se parlent à travers le rideau comme à travers une membrane semi-opaque ? Jean-Damien se retourne-t-il pour passer la tête à travers le rideau ? Désigne-t-il l'emplacement réel du tableau du quatrième marquis ou les deux acteurs en parlent-ils sans jamais le situer vraisemblablement dans l'espace scénique ?

Ces potentialités sont explorées conjointement aux différents rapports envisageables entre l'ère de jeu et l'espace de la salle. Éric Vigner parle alors d'alterner des moments "d'ouverture" et de "fermeture" quand il définit par les termes "intérieur" et "extérieur" le découpage duel de la scène. Ces moments engagent les acteurs à investir l'intégralité du théâtre. Ce jeu entre le "caché" et le "montré", le fermé et l'ouvert, doit permettre de trouver des décalages entre l'image et le sens du texte et de provoquer la curiosité du spectateur : de qui parle-t-on exactement quand le quatrième marquis est nommé, de l'homme sur le plateau ou de quelqu'un d'autre ? Qu'est-ce qui se trouve derrière le rideau ? Il faut que le pacte se noue autour de questions qui portent sur le statut de l'image.

On peut conclure, au terme de la répétition, que la proximité des deux acteurs est nécessaire. Il leur faut donc travailler, inventer des figures gemellaires, tous deux devant le rideau. Il ne faut pas forcément accomplir d'actions physiques avant que la figure ne se forme.

C'est Catherine Bertram qui s'adresse le plus souvent à la salle, ce qui ne veut pas dire qu'elle détienne la règle de leur jeu ni qu'elle prenne l'initiative de toutes les situations. Ce qui est le plus intéressant c'est la façon dont ils retardent le moment de jouer.

Dès que les acteurs dialoguent, on n'entend plus le texte ; le principe dialogique qui avance le plus souvent de question en réponse doit être travaillé de la même façon que les regards : il faut retarder le moment de l'échange et définir des directions - convergeantes ou divergeantes - mais qui ne prennent jamais le partenaire pour objet de la vision.

Le tableau du quatrième marquis ne doit être ni montré ni désigné de façon réaliste.

Ce qui est écrit ne peut s'énoncer que sans sous-entendu. Rien ne peut se donner comme un commentaire parce que les acteurs doivent se concentrer sur leur énonciation, actualiser les énoncés au mépris parfois du sens, donner à voir un processus : comment s'invente la parole (cette "pensée de femme"), comment s'invente un théâtre. La "pensée de femme" s'élabore frontalement. L'homme couché est en liaison avec la courbe demi-circulaire du cadre de scène.

Si j'élaborais une synthèse, je ferais sans doute croire en l'incroyable efficacité de ce premier jour de répétition je donnerais à penser que tout y a été nécessaire et sensé, qu'il y a de l'ordre, du calme, de la technique, là où règne surtout une saine bonne volonté d'exécution ; ce serait oublier de rendre compte d'une infinité de micro-événements, de respirations, de passages d'énergie, de réflexions, de tentatives qui induiront sans doute la suite des répétitions et le spectacle lui-même autant que ce qu'il est possible de définir avec cohérence, à haute et intelligible voix. C'est à partir d'infimes "points de détails" que le secret autour duquel s'articulera le travail commence à se construire. Peut-être.

Par conséquent, je pourrais parler :

- de la conversation qui précède la répétition et porte sur César et Rosalie - Noirmoutier – A PLUIE D’ÉTÉ – PIERO DELLA FRANCESCA – MARGUERITE DURAS et YANN ANDRÉA - la dimension du cadre de scène - le théâtre de l'Odéon. Elle se tient à voix presque basse entre ÉRIC VIGNER et JEAN-DAMIEN BARBIN, à cour, sur le podium. Jutta écoute au premier rang.

- des bras de Jean-Damien, levés au-dessus de son visage et qui retombent - des mains de Jutta sur le front de Jean-Damien - des jambes de Jutta, qui bougent vite, toujours à demi pliées, qui dansent des hésitations, scandent des suspens. Elles écoutent.

- de l'observation silencieuse d'Éric, de l'image des corps allongées, en croix, sur le podium, de la proximité de leur visage, des têtes qui tournent, de cour à jardin, de jardin à cour, de la baguette qui gène et rappelle le portrait d'un quatrième marquis, qu'on ne voit pas.

Je relis mes notes.

Je pourrais ajouter :

- Jutta presque immobile derrière le rideau ; elle bouge à peine les mains, le buste ; progressivement l'oeil la devine on ne voit que la blancheur de ses mains et de son visage. –

- Détails sur la marche parallèle : Jean-Damien demande à revoir la planche du costume qu'il portera pendant ce tableau ; Jean-Damien demande à réentendre l'enregistrement de Jutta qui lit le prologue.

- A quelle distance le rideau de bambous sera-t-il du podium ?

- Il est question d'une épaisseur de 15 cm.

- Heure de la pause De dos : lui puis elle Qui ? (Parle ? Est dans le tableau ? Regarder ? Regarde ?)

- De qui parle-t-on - Où ?

- Éric : "La pièce commence par une indiscrétion".

- Cromwell, encore - Jutta se tient sur un pied

Gros plan sur "C'est une pensée de femme, une pensée très simple_".
Éric à Jutta : "il croit quelque chose de toi et tu es quelqu'un d'autre ; tu construis ta présence dans la lumière, sans tristesse ; c'est un plaisir. Disparais. Affirme chaque chose. Tu ne sais pas ce qui arrive après. Prends ton texte, regarde-le écrit. Bouge toujours après la parole. C'est une pensée très simple_ à l'intérieur, tu sais petit à petit ce que ça représente d'être dans ce costume ridicule de PAUL QUENSON. Parle. Oublie. Pense à tes seins. À ton sexe. "C'est une pensée très simple" : sers-toi de quelque chose de physique, de ta main, de ton pied ; qu'est-ce qu'il te demande de jouer ? Tu ne sais pas. Travaille avec tout le monde. Tu es en train de dire :"Moi j'existe peut-être, vous existez peut-être, si je le veux". Fais arriver ça avant les phrases".

- Sur "l'apparence des choses" : "La dame a l'air vieille ; c'est une petite fille, elle a quatre ans".

Je pourrais aussi relever ce que l'on ne relève pas, les évidences, les formules qu'on ne discutent pas et qui pourtant me paraissent imprécises parce que galvaudées. Le plus grand travail en répétition est peut-être de se mettre d'accord avec les acteurs sur la définition d'un certain nombre de mots, définir un vocabulaire. Je serais encline à penser que ces mots pourraient bien être les mêmes d'un metteur en scène à l'autre. Les acteurs supportent bien la polysémie.

CONCRET Ex : CROMWELL, c'est concret.
(Ce qu'Éric appelle "être concret" passe-t-il par une actualisation systématique des énoncés ?)

ENTENDRE ou NE PAS ENTENDRE LE TEXTE

(Ce qu'on entend particulièrement bien, d'emblée, dans les premiers essais des acteurs, c'est "Vous habitez ici... etc".)

ACTUALISER (Voir concret ?)

Le plus difficile, le plus intéressant, serait de montrer comment un processus est en train de se mettre en place. Comment ce début, assez traditionnel et tranquille, définit un départ de travail, soude une équipe, teste les forces. Tout ce que je peux dire c'est que les doutes n'apparaissent pas encore, puisque rien n'a vraiment commencé, puisque c'est le premier jour de travail sur le plateau, le premier jour où les acteurs disent le texte. Aucun sentiment d'acquis, de construction, de perte. Pas encore de passé commun, en tout cas pas autour de cette œuvre.

John Marcher ne se rappelle pas encore qu'il a rencontré Catherine Bertram en Italie.