Cavalli et l'opéra vénitien · Alain Perroux · LA DIDONE

Cavalli et l'opéra vénitien · Alain Perroux · LA DIDONE
Cavalli et l'opéra vénitien
Dramaturgie
Alain Perroux
Langue: Français
Tous droits réservés

CAVALLI ET L’OPÉRA VÉNITIEN

ALAIN PERROUX

Venise, un soir d'hiver 1637. La ville se fait le théâtre d'un événement qui n'a rien d'anodin. Deux poètes-musiciens venus de Rome, BENDEDETTO FERRARRI et FRANCESCO MANELLI, ont loué le Teatro San Cassiano à la famille TRON afin d'y représenter leur opéra ANDROMEDA. Une page de l'histoire de la musique se tourne.

Créé quelque quarante ans plus tôt à Florence, le dramma per musica n'est pas inconnu de la Sérénissime. Mais il était jusqu'alors réservé aux palais des familles patriciennes, qui le représentaient dans un cadre privé. La grande nouveauté d'ANDROMEDA, c'est que ses représentations sont ouvertes à tous contre monnaie sonnante et trébuchante. Jadis confiné aux princes et à leur cour, l'opéra s'ouvre ainsi au grand public. Et il rencontre un rapide succès : à la suite du San Cassiano, cinq autres théâtres lyriques s'ouvrent à Venise cependant qu'une création abondante tente de répondre à une demande qui explose. Ces nouvelles conditions de représentation ne sont pas sans influence sur le genre lui-même. Jadis pastoral et édifiant, voici que l'opéra devient violent, ironique et voluptueux. Car il faut remplir les salles et les caisses. Or pour attirer les foules, rien de tel que les bonnes vieilles recettes : des effets spéciaux (les fameuses machineries baroques), du sexe, de la violence et du sarcasme. Et tandis que les premiers opéras étaient accompagnés pas des orchestres fournis, les théâtres de Venise préfèrent se limiter à une dizaine d'instrumentistes (cinq instruments à cordes, cinq instruments pour le continuo) afin de rationaliser leur budget. D'abord galbés sur le modèle romain, les ouvrages vont donc voir s'affirmer peu à peu un style proprement "vénitien" qui affectionne le mélange des genres dans des arguments mythologiques ou historiques.

LA CARRIÈRE D'UN ENFANT DE CHŒUR

Si le compositeur le plus éminent en ce début des années 1640 n'est autre que CLAUDIO MONTEVERDI (son Retour d'Ulysse et son Couronnement de Poppée ressortissent de l'esthétique vénitienne), c'est son élève FRANCESCO CAVALLI, de 35 ans son cadet, qui va devenir le maître incontesté du genre durant le quart de siècle suivant. CAVALLI se nomme en réalité PIER FRANCESCO CALETTI (ou CALETTI-BRUNI). Il est né le 14 février 1602 à Crema, dans une province vénitienne de Lombardie. Son père y est maestro di cappella et il constate bien vite les dons musicaux de l'enfant. Séduit par sa voix cristalline, le gouverneur de la province lui propose de l'emmener à Venise à la fin de son mandat, afin qu'il y fasse fructifier ses dons musicaux. L'adolescent est âgé de 14 ans lorsqu'il débarque dans la cité des Doges. Il ne tarde pas à y suivre une formation musicale complète qui le voit gravir les échelons sociaux. D'abord membre du choeur de Saint Marc, en tant que soprano puis ténor, il accède en 1638 à la charge enviée de Second organiste de cette cappella. Dans les documents officiels, il est désigné comme "CALETTI, detto CAVALLI" (CALETTI, dit CAVALLI) car, conformément à un usage de cette époque, il a pris le nom de son protecteur. CAVALLI resta au service de Saint-Marc toute sa vie : il en devint Maestro di Cappella en 1668. À son arrivée, le "maître de chapelle" à Saint-Marc n'était autre que CLAUDIO MONTEVERDI.

Ce dernier devait conserver cette charge jusqu'à sa mort en 1643. Sans en avoir de preuve écrite, on s'accorde pour penser que CAVALLI devint l'élève de Monteverdi. 
Question de style : celui de CAVALLI semble nettement influencé par les dernières compositions du vieux maître, notamment ses oeuvres sacrées. Mais dans le domaine théâtral aussi, CAVALLI reprend à son compte les acquis de son aîné. Le stile rappresentativo, jadis trait d'avant-garde, devient norme. Il consiste à mettre la musique au service du mot afin de "représenter" les passions. Contrairement aux opéras de Monteverdi, dont la majorité n'a pas été préservée, la quasi- totalité des ouvrages dramatiques de CAVALLI est parvenue jusqu'à nous. Elle permet de constater que son style s'est vite constitué, puis qu'il n'a que peu évolué. Dans tous ses opéras, l'élément prédominant est le récitatif. Ce recitar cantando se trouve à l'origine de l'opéra. Il autorise une grande souplesse dans le débit du texte et permet d'exprimer les passions en usant volontiers de l'"imitation" : la ligne vocale se lamente pour exprimer la tristesse ou s'agite pour retransmettre la fureur. Chargés de l'accompagner, les instruments du continuo (clavecins, orgue, harpe, luths et théorbes) varient couleurs et ornements. Lorsqu'un personnage s'émeut, le récitatif de CAVALLI aura tendance à se faire plus lyrique, quitte à répéter des mots et des phrases propres à susciter des mélodies plus soutenues. Enfin, un sentiment passionné s'exprimera par un passage franchement lyrique, construit
sur un texte en vers et éventuellement encadré de ritournelles instrumentales — un air, en quelque sorte. Dans ce domaine, CAVALLI va devenir un maître du "lamento" qui prend souvent les atours d'une lamentation sur une basse obstinée.

POSTÉRITÉ DE CAVALLI

Lorsqu'il compose La Didone en 1641, CAVALLI n'en est qu'à sa troisième oeuvre, mais il commence à manier un style bien à lui. L'argument inspiré de L'Enéide de VIRGILE palpite de sentiments forts grâce auxquels le compositeur peut tout à loisir exhiber son habileté à imiter les passions, notamment dans les grands lamenti de Cassandre, d'Hécube ou de Didon. Bientôt ses opéras sont représentés hors de Venise, notamment à Naples et à Milan, d'autant qu'après la mort de sa femme en 1653, CAVALLI semble chercher à faire carrière en dehors de la Sérénissime. Cette ambition "internationale" culmine au début des années 1660, lorsque MAZARIN commande à CAVALLI un opéra italien chargé de célébrer fastueusement les noces de LOUIS XIV avec l'Infante d'Espagne. L'expérience ne sera pas des plus heureuses. Quand CAVALLI arrive à Paris en 1660, le théâtre conçu pour l'occasion n'est pas terminé. Le compositeur restera deux ans dans la capitale et aura même le temps d'y faire représenter un Xerse avant qu'Ercole amante puisse enfin être créé le 7 février 1662, dans une acoustique mauvaise et sur fond de cabale — MAZARIN, grand promoteur de l'art italien en France, est décédé entre-temps. De retour à Venise, CAVALLI se jure qu'il n'écrira plus de musique théâtrale. Mais sa fibre dramatique le titille encore, si bien qu'il compose encore plusieurs ouvrages lyriques dont certains ne seront finalement pas portés à la scène, vraisemblablement parce que ses airs n'étaient plus aussi appréciés que par le passé. En 1665, le compositeur vénitien est nommé Premier organiste de Saint-Marc et en 1668, il accède au poste suprême de Maestro di Cappella. Jusqu'à sa mort en 1676, il écrira essentiellement de la musique religieuse. CAVALLI conservait dans sa bibliothèque de nombreuses partitions avec scrupule. À sa mort, il les légua à son élève GIOVANNI CALIARI. Cette précieuse collection entra ensuite dans la bibliothèque de MARCO CONTARINI, mécène établi à Padoue. C'est grâce à ce fanatique d'opéra et à sa riche collection qu'une grande part du répertoire vénitien est parvenue jusqu'à nous. Et que le génie de CAVALLI continue de réjouir le public du XXI e siècle.