Didon vengée · Françoise Decroisette · LA DIDONE

Didon vengée · Françoise Decroisette · LA DIDONE
À propos du librettiste
Dramaturgie
Françoise Decroisette
Écriture et réécriture dans La Didone
Langue: Français
Tous droits réservés

DIDON VENGÉE

FRANÇOISE DECROISETTE

Chez VIRGILE, DIDON mourante est entourée par les pleurs des femmes carthaginoises. BUSENELLO transfère ces pleurs dans son premier acte troyen, écrasant la durée de son drame et atteignant ainsi un degré de symbolisme moral plus élevé. Carthage et Troie se superposent plus étroitement encore que dans le poème virgilien et insérée dans cette longue série de femmes amoureuses malmenées par la violence des hommes, DIDON est donc bien protagoniste.

Reste le surprenant bouleversement de la source virginienne, le mariage raisonnable de DIDON et TARSE, revenu à un comportement décent.

Première explication immédiate, presque suffisante: le "lieto fine" obligatoire dans les "drammi per musica" du moment qu'excluait une fin tragique; ALESSANDRO DEI PAZZI en 1524, avait déjà privilégié ce prince amoureux, qui venge le meurtre de SYCHÉE.

Le français BOISROBERT ne laisse d'autre avenir amoureux à sa "vraye Didon", que celui de se poignarder devant l'urne des cendres de son mari, tandis que YARBAS se tue également. On exigeait alors d'une reine, ou d'une princesse, le respect de la mémoire d'un mari défunt et tendrement aimé. Dans le cadre du melodramma, et dans le contexte vénitien, le libretiste n'est pas contraint d'aller aussi loin, le mariage suffit au rachat.

Toutefois BUSENELLO est un sceptique grinçant et libertin, portant un regard ironique sur son siècle. Son interprétation de DIDON contient les prémisses de ce qu'il exprimera l'année suivante par son adaptation des ANNALES de TACITE pour L'INCORONAZIONE DI POPPEA, triomphe de l'amour érotique et illégitime contre la raison d'État et la Vertu: le refus de la victoire du déterminisme divin, une certaine foi dans la possibilité du bonheur, et surtout ce que les autres adaptations n'avaient pas osé, la condamnation de la lâcheté masculine d'ÉNÉE.

VIRGILE, tout en reconnaissant à la fin du livre IV de son ÉNÉIDE que la mort de DIDON est non méritée, ne la rachète pas dans les Enfers au livre VI. ÉNÉE seul s'y exprime pour se justifier encore, et son seul sentiment face à l'ombre muette et languissante de DIDON est la pitié.
VIRGILE se réjouit qu'elle ait rejoint à son époux SYCHÉE, rachetant ainsi sa faute terrestre.

BUSENELLO, lui, préfère racheter DIDON sur terre et la laisser vivre. Et lorsqu'il adapte le sixième livre de 1 ÉNEIDE dans la DISCESA D'ENEA AL L'INFERNO , un de ses livres restés inédits, il donne du trio ÉNÉE-DIDION-SYCHÉE, une caricature presque boulevardière, qu'OFFENBACH n'aurait peut-être pas désavouée. ÉNÉE y est encore plus vil et plus abject, répétant inlassablement son innocence et le poids de la responsabilité divine; DIDON y est toujours plus déchaînée contre lui, regrettant que même les Enfers ne la protègent pas, qu'il vienne la transpercer à nouveau, comme une quatrième furie infernale. Quant à SYCHÉE, il y est toujours plus ridicule et déplaisant, réduit à n'être qu'un mari cocu et mécontent de l'être, chantant: "je viens planter des cornes jusque dans les Enfers", après avoir été dans DIDONE une ombre chargée de haine.

En choisissant de récompenser la dévotion de IARBE, DIDON, sur terre, efface sa faute, et rend effectif son oubli d' ÉNÉE que toutes les DIDONS antérieures n'avaient pu trouver, sinon dans la mort. Sans atteindre encore à l'amoralité du couple NÉRON-POPPÉE, le couple DIDON-IARBE pose déjà comme principe la satisfaction de l'amour sur la morale royale, celle qui aurait voulu que DIDON expiât son infidélité aux cendres de SYCHÉE.

Opposant à ÉNÉE la figure centrale d'un prince efféminé et passionné, IARBE le fou, qui sait laisser parler ses sens et sait aimer jusqu'à la folie, BUSENELLO condamne le Troyen encore plus inexorablement.

Le véritable sens de cette modification finale est encore ailleurs.
"Puisqu'il est également anachronique chez VIRGILE que DIDON perde la vie non pour SYCHÉE son mari, mais pour ÉNÉE" écrit BUSENELLO dans L’ARGOMENTO, "les grand esprits" pourront aussi tolérer un mariage qui diffère à la fois de la légende et de l'histoire. L'auteur suit ainsi son désir, et pour éviter la fin tragique de DIDON, il a introduit le dit mariage avec IARBE. Il n'est pas nécessaire de rappeler que les meilleurs poètes ont représenté les choses à leur manière, les livres sont ouverts et l'érudition n'est pas étrangère à ce monde.Vivez heureux.

Cette fin correspond à un dessein d'écrivain, elle est la part de création que BUSENELLO se réserve pour résister à l'aliénation des normes classiques et, peut-être, à l'aliénation du système de l'écriture mélodramatique. Le véritable protagoniste de cette DIDONE lyrique devient IARBE , chez qui le librettiste place la plus grande part d'invention, JARBE le fou d'amour, qui joue avec les mots et les sons, et revendique un même statut d'oeuvre d'art pour l'écriture poétique et l'écriture romanesque, pour le sublime et le populaire"