Entretien avec Éric Vigner · Bérangère Jannelle · MARION DE LORME

Entretien avec Éric Vigner · Bérangère Jannelle · MARION DE LORME
Un nouveau théâtre dit "romantique" · Le charnel, l'esthétique, le spirituel, le politique sont mêlés.
Note d’intention & entretien
Éric Vigner, Bérangère Jannelle
1998
CDDB-Théâtre de Lorient
Langue: Français
Tous droits réservés

Entretien avec ÉRIC VIGNER

Propos reccueillis par Bérangère Jannelle

Comment est né le projet de travailler sur MARION DE LORME?

Ce projet est né "par hasard". En 1997, on m'a proposé de faire un atelier avec les élèves de l'école nationale de Strasbourg. J'ai souvent travaillé l'écriture contemporaine (DURAS, SARRAUTE, MOTTON, DUBILLARD...) avec de jeunes acteurs. Pour cet atelier, je cherchais un auteur de langue française dont le théâtre soit a priori plus "expressioniste", où l'engagement du corps soit initial. C'est avec ce projet en tête et aussi en souvenir de LUCRÈCE BORGIA et d'HERNANI dans les mises en scènes d'ANTOINE VITEZ, que j'ai lu l'œuvre dramatique de HUGO j'ai découvert MARION DE LORME.
La scène VIII de l'acte III dans laquelle Marion joue Chimène et la querelle du Cid dont il est question dans la scène I de l'acte II m'ont immédiatement intéressé : je venais de monter l'ILLUSION COMIQUE et la filiation entre CORNEILLE et HUGO m'a intrigué. Comme ce sont toujours les textes en forme d'énigmes qui me font travailler, cet exercice de deux mois avec les élèves m'a donné envie d'aller plus loin. D'une certaine façon, je n'ai pas choisi de monter MARION DE LORME, le texte s'est imposé à moi. De même qu'il ne s'agit pas véritablement de mettre en scène la pièce de HUGO intitulée MARION DE LORME mais bien de travailler à partir des différentes moutures qui ont précédé l'écriture de la pièce telle qu'on la connaît dans l'édition original de 1831. Dans cette perspective j'ai donc voulu travailler sur une adaptation de MARION DE LORME.

Pourquoi avoir voulu faire une adaptation de MARION DE LORME ?

L'adaptation a surtout consisté à travailler à partir de la première version de MARION DE LORME. Il existe, en effet principalement deux versions de la pièce auxquelles correspondent des fins radicalement différentes.
Dans la version de 1829, qui n'a jamais été jouée, pour cause de censure, Didier - avant de se faire exécuter - ne pardonne pas à Marion.
En 1831, quand la pièce fut enfin jouée pour la première fois, MARIE DORVAL, qui créa le rôle, obtient de HUGO une tirade supplémentaire dans laquelle Didier pardonne à Marion.
Entre 1829 et 1831, la paysage politique a changé. La révolution de Juillet 1830 a entraîné la chute de CHARLES X et par la même occasion celle de la censure. Dans la première version, l'amour n'apparaît pas comme rédempteur - il n'y a pas de résolution de l'histoire intime entre Marion et Didier, qui apparaissent de ce fait davantage comme des figures, des archétypes - et le propos de VICTOR HUGO est plus directement politique. La pièce, brutalement interrompue par le couperet de la guillotine, laisse le spectateur en état de choc, de suspension. La question politique lui est directement renvoyée.

MARION DE LORME est donc une pièce politique ?

Le premier titre donné à la pièce, puis abandonné, était Un duel sous Richelieu. En effet, les jeunes aristocrates, amants de Marion de Lorme, sont de vifs opposants à RICHELIEU, qui apparaît comme une puissance occulte quasi-dictatoriale qui gouverne à la place du roi LOUIS XIII. De ce fait, Il y a une trame politique dans MARION DE LORME. Le problème est qu'a l'époque, le comité de censure reconnaît le portrait de LOUIS XIII sous celui de CHARLES X. La pièce est alors censurée par deux fois. Deux mois après, HUGO écrit HERNANI, dont on connaît la bataille, qui sera joué avant MARION DE LORME. Mais MARION DE LORME n'a pas été censurée seulement pour des raisons politiques. En effet, cette pièce est un manifeste politique et poétique à la fois : c'est le manifeste en acte du théâtre romantique naissant.
HUGO est considéré comme le chef de fil du mouvement romantique. Deux ans auparavant, il a posé les principes du théâtre romantique dans la préface de CROMWELL. MARION DE LORME est la preuve en acte de l'existence de ce nouveau théâtre : volonté d'invention d'un avenir dans un double mouvement, geste transgressif, qui consiste à exalter le passé et à le tuer. Ce théâtre s'élabore en interrogeant un théâtre plus ancien et en faisant avec lui. Il invente une nouvelle forme qui casse une forme ancienne. On retrouve ici l'idée romantique selon laquelle, il faut que tout meure pour que tout vive.
La question politique est donc liée à la question de l'art, comme HUGO le souligne lui-même dans sa préface : la violence de la transgression dans MARION DE LORME tient aux deux. Le comité de censure ne s'y est pas trompé.

Au XlXe le théâtre était donc considéré comme une véritable tribune publique, endroit de réaction redouté par le politique. Le lien entre l'artistique et le politique est si ténu que MARION DE LORME peut apparaître comme une pièce sur la mort de l'art. Les duellistes condamnés par le pouvoir politique, ceux qui connaissent "l'art de dresser les alètes"(faucons de chasse), sont des figures de l'artiste car il ne faut pas oublier qu'HUGO avançait masqué.

Comment peut-on représenter ce théâtre qui s'invente dans ce mouvement paradoxal de la transgression ?

HUGO veut faire un théâtre utopique, c'est-à-dire un théâtre qui veut tout, la chose et son contraire. À partir du moment où le paradoxe est inscrit si fortement dans la pièce, on se heurte au problème de la représentation. Au XlXe siècle, la forme de représentation quasi-naturaliste ne pouvait correspondre au théâtre de HUGO dominé par l'imaginaire, le fantastique, le symbolique. Ce théâtre est tellement hors d'échelle qu'aujourd'hui, on ne peut que proposer des tentatives de représentation car le tout est impossible à représenter, à "jouer". C'est l'essai qui est intéressant. On ne peut donc que montrer comment ce théâtre s'élabore, comment il s'écrit. Par conséquent, le théâtre romantique invente avant l'heure une certaine forme de distanciation.

Dans une telle perspective, la place du spectateur est toujours prise en compte dans la dramaturgie. C'est un théâtre dans lequel le spectateur travaille. Des questions lui sont posées mais c'est à lui de les résoudre. Le théâtre de HUGO est donc très ouvert. Il propose une vision de ce qu'est le monde ancien et de ce que pourrait être le monde nouveau et demande aux spectateurs de se situer par rapport è ces hypothèses mais pas seulement en tant qu'ils appartiennent au corps social, mais en tant que personnes. C'est l'identité de chacun à l'intérieur d'un groupe qui est interrogée. Je dois décider de mon monde à moi - d'autant plus que le théâtre romantique est un théâtre de l'exaltation du moi, de l'affirmation libre du moi. Et cela n'implique pas de choisir le monde romantique contre le monde classique puisque les romantiques veulent tout, précisément.

À ce propos le parcours de MARION DE LORME est assez édifiant puisque je crois qu'elle découvre sa vérité au cœur même de l'illusion, dans l'expérience concrète du théâtre qu'elle vit quand elle joue Chimène dans la scène VIII de l'acte III. Le théâtre agit ici comme révélateur de la conscience, pour rependre les paroles d'HAMLET : "Le théâtre révélera la conscience du roi". La question aujourd'hui est de savoir si on peut proposer une nouvelle forme de théâtre, un autre rapport au monde à travers un nouveau type de rapport au public. C'est, en fait, la question urgente de l'avenir du théâtre en tant qu'art, qu'il s'agit de poser.

Quand on lit MARION DE LORME qui est à proprement parler une pièce de jeunesse - puisque HUGO l'écrit à 27 ans -, on est justement surpris par la grande maîtrise de la construction.

HUGO écrit MARION DE LORME en trois semaines avec tout l'appétit de la jeunesse, avec une liberté incroyable. Il y a dans cette pièce toute la folie du langage, le foisonnement de la parole. Pourtant MARION DE LORME n'en est pas moins extrêmement bien construite dramaturgiquement parce que la question des romantiques était de savoir comment être libre dans des formes. 

HUGO maîtrise parfaitement la dramaturgie classique. L'acte I contient tous les principes qui ont inspiré l'écriture de MARION DE LORME qu'HUGO a en partie puisés dans le septième chapitre du Cinq Mars d'ALFRED DE VIGNY intitulé La lecture. Dans ce chapitre, VIGNY raconte une soirée chez Marion de Lorme, courtisane du XVlle, à l'occasion de laquelle, la question littéraire et esthétique, mais aussi celle de la fête avec le bal et celle du politique avec l'annonce du complot contre RICHELIEU sont posées. Le charnel, l'esthétique, le spirituel, le politique sont donc mêlés. Encore une fois, les romantiques veulent tout : le plaisir et le spirituel. À partir de l'acte I où tous les thèmes, les enjeux sont déjà donnés, la pièce va essayer d'avancer un peu plus d'acte en acte.

Mais la singularité de la dramaturgie de MARION DE LORME tient surtout au fait que dans l'avancée de la pièce chaque acte est parfaitement autonome, constitue une histoire à part entière et porte ses propres résolutions. D'ailleurs, les cinq actes portent des titres : Le Rendez-vous, La Rencontre, La Comédie, Le Roi, Le Cardinal. La construction "atomique" est poussée très loin, la mise en abyme est vertigineuse, car chaque acte mais aussi chaque scène et presque chaque vers constitue une boucle : on commence par une chose, on va à son contraire et on revient au point de départ. Le sens de cette structure circulaire est qu'à la fin, on a fait, a proprement parler, le tour de la question mais on n'a pas trouvé de réponse. Cette structure en boucle est donc celle du paradoxe. Le structure du tout préside à ce système car les actes s'organisent aussi d'une façon concentrique autour de l'acte III - La Comédie, le cœur de la pièce, où la question du théâtre et par conséquent celle du rapport au monde, au réel, à la vérité est la plus explicitement posée. C'est là aussi que le paradoxe est le plus fort.

Autour de quels principes s'est organisé le travail avec les acteurs?

L'idée était de partir de la lecture de MARION DE LORME qui eût lieu chez HUGO le 9 Juillet 1829, au 11 rue Notre-dame-des-champs - avant que la pièce passe devant le Comité de censure - et à laquelle assistèrent les principaux chefs de fil du mouvement romantique: VIGNY, MÉRIMÉE, DUMAS, DELACROIX, MUSSET...

À partir de cet évènement, on a imaginé que cette pièce avait été en quelque sorte élaborée par tous ces romantiques réunis qui voulaient ensemble élaborer un nouveau théâtre. Le théâtre romantique nous est apparu comme un projet collectif. Dans cette perspective, nous avons beaucoup travailler sur l'idée du groupe. Pour constituer celui-ci, nous avons réunis des acteurs d'horizons très différents, qui se posaient cette question de l'avenir du théâtre, qui est celle des romantiques. Nous avons alors travaillé à l'élaboration ensemble, toujours à renouveler, de ce théâtre. Notre attention s'est particulièrement portée sur la langue hugolienne, l'invention et la structure du poème dramatique - de facture complexe puisqu'il suppose une maîtrise parfaite de la dramaturgie classique et romantique. Parallèlement à ce travail très exigeant et extrêmement précis, les comédiens ont mené un travail corporel intense avec les chorégraphes ANNIE VIGIER et FRANCK APERTET car je crois que le théâtre romantique est un théâtre du dépassement de soi qui exige d'être entrainé physiquement. Et puis, l'écriture de HUGO est nourrie par une sorte de puissance, de souffle, de respiration, une force brute qui est celle de la vie avec une intensité démente.

Quelle est la place de MARION DE LORME dans votre parcours théâtral ?

C'est logique pour moi qu'à un moment donné je me sois intéressé à MARION DE LORME puisque je crois que chaque mise en scène n'est qu'un maillon dans la construction d'une œuvre. MARION DE LORME rencontre des questions qui sont dans mon théâtre depuis le début.

On retrouve les thème de la mort et de Dieu qui étaient dans la MAISON D'OS. Ces questions ont été revisitées, ainsi que celles de la connaissance et celle de l'amour dans la Pluie d'été. Le problème du théâtre en tant qu'art était au cœur de BRANCUSI CONTRE ÉTATS-UNIS.

Dans MARION DE LORME, il s'agit aussi de se demander, comme dans l'ILLUSION COMIQUE, ce que l'on fait avec le théâtre. L'ouverture du Centre D'Art Dramatique de Bretagne s'est faite avec cette pièce de CORNEILLE parce qu'elle interroge le passage de l'ancien et du nouveau. Je crois qu'on ne peut pas inventer l'avenir si on n'est pas rattaché au passé, si on n'assume pas la responsabilité des pères que l'on critique. Je pense comme les romantiques, qu'à cette condition, le théâtre peut aider à croire encore un peu à l'avenir et à participer à son invention. Cela ne veut pas du tout dire que le théâtre peut changer le monde mais je crois qu'il permet de rêver un peu plus loin, au-delà de.

Cette pièce me permet donc de pousser plus avant les questions que je pose, sans jamais y répondre, dans mes spectacles depuis la MAISON D'OS. En fait, c'est un projet assez hugolien parce qu'HUGO ne répond jamais aux questions qu'il pose et qu'il repose à chaque fois avec la mémoire de ce qu'il a découvert avant. Il remet en jeu à chaque fois la même chose, à l'infini parce que la recherche est toujours inachevée. Je crois donc que j'ai monté MARION DE LORME parce qu'elle me posait des questions, par ''curiosité" comme dirait l'Angély (Pourquoi vis-tu? - Par curiosité) et puis la curiosité m'a rattrapé. Mais c'est une curiosité qui n'a pas encore trouvé son aboutissement. J'ai encore soif avec cette pièce.