Dans l'abîme infini du temps · Éric Vigner · ANTIGONA

Dans l'abîme infini du temps · Éric Vigner · ANTIGONA
Dans l'abîme infini du temps
Note d’intention & entretien
Éric Vigner
Mai 2004
Langue: Français
Tous droits réservés

ANTIGONA, DANS L’ABÎME INFINI DU TEMPS

Éric Vigner · Mai 2004

DANS L’ABÎME INFINI DU TEMPS

Cette Antigone a été écrite et composée pour CATHERINE II de Russie, impressionnante femme politique et protectrice des arts.
Le mécénat du puissant s'exerce pour laisser une trace de soi dans l'histoire, une trace de son histoire intime. L'impératrice est une femme et la fable d'Antigone a été choisie à dessein pour elle ; Antigone ne mourra pas du supplice attendu, mais sera pardonnée pour avoir aimé.

Du vieux mythe ne subsiste que la trame et l'opéra, dans son développement, est constitué d'une longue série de cérémonies qui s'enchaînent jusqu'au dénouement final : le combat des deux frères à l'issue duquel Créon prend la couronne, la cérémonie secrète de la crémation du corps de Polynice par sa soeur Antigone, la fête de la paix qui célèbre l'accession de Créon au pouvoir, l'entrée d'Antigone dans la caverne et enfin le pardon de Créon suivi de l'annonce du mariage d'Antigone et d'Hémon.

L'opéra commence par une action: le combat des jumeaux, Étéocle et Polynice, qui meurent sous les yeux d'Antigone et de tous. De cette action se nourrit le développement cérémonial qui va suivre. La mort des deux frères n'est pas ici accidentelle mais volontaire, fondatrice, voire désirée. Comme si tout ce qui avait été initié par le crime d'OEdipe, par l'inceste, devait se finir là, ici et maintenant dans cette mort réciproque.

C'est une initiation et ce qui est dit à Antigone ce jour-là, c'est que tout doit finir de l'histoire du père. Que tout meurt pour que tout advienne de nouveau. L'acte d'Antigone ne serait pas seulement celui de braver la loi dictée par Créon, mais d'en finir avec la loi pour rejoindre définitivement ses deux frères dans la mort. Revenir à la poussière, redevenir poussière pour rejoindre celle des étoiles et du temps.

On pense, en écoutant cette Antigone, au commencement de la lumière, à la lumière noire des profondeurs cosmiques, vacillation perpétuelle entre le noir et le blanc.

L'espace poétique de l'art, de la musique et du théâtre nous offre la possibilité de témoigner de l'envers du réel, de voyager dans un monde où les morts peuvent se relever et accompagner les vivants. C'est pourquoi, lors de la cérémonie de la crémation du corps de Polynice, ce dernier remettra ses propres cendres entre les mains d'Antigone et sous les yeux de son frère Étéocle.

L'acte initial des deux frères précipite, absorbe, engloutit les autres astres satellites dans l'abîme infini du temps. Dans la chimie, on dit « précipité ». Antigona serait donc comme une succession lente de précipités enchaînés: l'un entraîne l'autre dans sa chute et bâtit une longue chaîne d'achèvements où tous sont indéfectiblement liés, les frères, les soeurs et les pères, les cousins...

Nous allons donc assister à une cérémonie d'achèvement sur les ruines du monde dans un espace-temps indéfini. Des ruines du monde ne subsistent que des signes carbonisés, dont on a dû, à un moment donné, quand ils étaient vivants, savoir la signification et l'utilité.

On distingue aussi des projections d'espaces graphiques sidérales, des souvenirs luminescents de céphéides, un soleil éteint et, sous la cendre, des graffitis obscènes de cabinets érotiques engloutis (on se souvient de celui — secret et jamais retrouvé — de Catherine la Grande, dont les meubles-objets sont dispersés dans le monde, serrés dans les coffres d'alcôve de riches collectionneurs).

Comment représenter la tragédie d'Antigone quand le tragique est aujourd'hui quotidiennement surreprésenté ? C'est la raison pour laquelle j'ai choisi les graphistes M/M qui travaillent dans plusieurs champs d'intervention liés aux arts plastiques, l'affiche, la mode, etc., ainsi que le designer Paul Quenson pour les costumes, qui apportent à ce projet leur regard sur notre monde contemporain. Représenter Antigona de Traetta aujourd'hui, c'est vouloir en finir avec les images et proposer au spectateur un voyage sensible au travers d'un univers de signes qui dialogue avec son histoire intime.