Lettre à Klaudia Vassilievna · Daniil Harms · LE SOIR DE L'OBÉRIOU

Lettre à Klaudia Vassilievna · Daniil Harms · LE SOIR DE L'OBÉRIOU
"J'ai entrepris de mettre de l'ordre dans le monde. Alors est apparu l'Art." Daniil Harms
Dramaturgie
Daniil Harms
1933
Compagnie Suzanne M. Éric Vigner
Langue: Français
Tous droits réservés

Lettre à Klaudia Vassilievna

Daniil HARMS

Lundi 16 Octobre 1933 · Pétersbourg

"Je pensais à la beauté de tout ce qui est premier ! Qu'elle est belle, la réalité première! Le soleil, l'herbe, la pierre, l'eau, l'oiseau, le hanneton, la mouche, l'homme, tout cela est beau. Mais un verre, un petit couteau, une clé ou un peigne sont tout aussi beaux. Or, si je deviens aveugle, muet, et si je perds tous mes sens, comment puis-je connaître toute cette beauté ? Tout a disparu, et pour moi, il n'y a rien. Mais voilà que le toucher m'a été donné, et le monde presque entier est immédiatement apparu à nouveau. J'ai acquis l'ouïe, et le monde s'est sensiblement amélioré. J'ai acquis tous les autres sens, et le monde est devenu plus grand et encore mieux. Le monde a commencé d'exister dès le moment où je l'ai laissé pénétrer en moi. Peut-être est-il encore en désordre, mais cela n'empêche qu'il existe!

Cependant, j'ai entrepris de mettre de l'ordre dans le monde. Alors est apparu l'Art. Et c'est alors seulement que j'ai compris la véritable différence entre le soleil et un peigne; mais en même temps, j'ai reconnu que c'était tout un.

Maintenant, mon problème est de créer un ordre correct. Je suis pris par cela et ne fais qu'y penser. Je parle de cela, essaie de le raconter, de le décrire, de le dessiner, de le danser, de le construire. Je suis le créateur du monde et c'est ce qu'il y a de plus important en moi. Comment pourrais-je ne pas y penser en permanence? Dans tout ce que je fais, j'intègre la conscience d'être le créateur du monde. Et je ne fais pas seulement une botte, mais avant tout, je crée un objet nouveau. Cela ne me suffit pas que la botte soit confortable, solide et belle. Pour moi, il est important qu'il y ait en elle le même ordre que dans le reste du monde, que l'ordre du monde n'en souffre pas et ne s'infecte pas au contact du cuir et des clous, afin que, indépendamment de la forme de la botte, il conserve sa forme et reste tel qu'il était auparavant, c'est-à-dire pur.

C'est précisément cette pureté qui pénètre tous les arts. Lorsque j'écris des vers, il me semble que le plus important, ce n'est ni l'idée, ni le contenu, ni la forme, ni la fumeuse notion de "qualité", mais quelque chose d'encore plus fumeux et inaccessible à l'esprit rationnel, mais accessible à moi et , je l'espère, à vous, chère Klavdia Vassilievna: il s'agit de la pureté de l'ordre.
Cette pureté est la même dans le soleil, dans l'herbe, dans l'homme et dans la poésie. L'art véritable est au rang de la réalité première, il crée le monde et se trouve être le reflet premier de celui-ci. Il est obligatoirement réel."