Cassandre · Septembre 96 · SAISON 1996

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Cassandre: le théâtre en courants

Septembre 1996 · François Campana

Entretien avec ÉRIC VIGNER par François Campana

ÉRIC VIGNER revient en Bretagne. Après le conservatoire de Rennes, il est "monté" à Paris pour suivre le CNSAD et la Rue Blanche. Il a joué avec Jean-Pierre Miguel, Christian Colin et Brigitte Jaques avec qui il a partagé l'aventure Elvire Jouvet 40 aux côtés de Philippe Clévenot et Maria de Medeiros. De nombreuses mises en scène se sont enchaînées de La Place Royale en 1988, à La Maison d'Os, du Régiment de Sambre-et-Meuse à La Pluie d'été, puis Bajazet en 1995 à la Comédie-Française. Un parcours exemplaire pour un metteur en scène humaniste, visiblement fasciné par Corneille, Marguerite Duras et les acteurs. Nommé directeur du Centre Dramatique de Bretagne à Lorient en 1995, il ouvre le lieu avec L'Illusion comique. Pour 1997, il prépare Hiroshima, mon amour. Réflexions sur le théâtre, la Bretagne, le public, l'institution, au coeur du Festival d'Avignon 96 où Éric Vigner créait Brancusi contre États-Unis, un procès historique.

Cassandre : Vous êtes installé à Lorient depuis janvier. Comment vous situez-vous dans cette région dont vous êtes originaire?

Éric Vigner : Je dois préciser que j'aurais préféré ne pas partir de Bretagne.

C'était si difficile d'exister pour un jeune metteur en scène?

À l'époque, presque impossible. Les seules ouvertures étaient la Comédie de l'Ouest, le Théâtre National de Bretagne d'aujourd'hui, et trois ou quatre compagnies. C'était limité. On avait peu de contact avec les artistes étrangers et les artistes connus en France. Tout était centralisé sur Paris. La seule solution pour bien faire ce métier était de monter à Paris. Les Bretons ont toujours fait ça. J'ai fondé une compagnie qui portait le nom d'une femme bretonne, mais c'était quand même à Paris que ça se passait. Quand je suis parti, mes camarades l'ont perçu comme une trahison. J'avais besoin de me coltiner à d'autres gens, d'apprendre des choses que je ne trouvais pas en Bretagne.

Est-ce que la situation a changé ?

Je crois que oui, avec le travail de gens comme Emmanuel de Véricourt ou Jacques Blanc. Et puis, maintenant, Rennes est à deux heures de Paris.

Si un jeune metteur en scène vous disait : "Je vais à Paris, car je n'y arrive pas en Bretagne", vous lui diriez : "Pars" ?

Oui, mais cela n'a rien à voir avec la géographie. On doit trouver l'endroit où exister. Il faut aller chercher ses maîtres, des rencontres. Si on ne trouve pas où l'on habite, il faut changer. C'est notre lot. C'est un métier de saltimbanque. Ça été dur de partir, mais je suis content de revenir, j'ai une bonne perception du paysage théâtral breton. J'en connais la mémoire, les tenants et aboutissants. On m'a proposé de prendre la direction du Centre Dramatique de Bretagne. Je n'avais rien demandé. J'ai pensé que c'était possible parce que ce Centre Dramatique est tout petit. Je pouvais le diriger comme j'en avais envie avec une équipe de neuf personnes, 6 MF de subventions, un théâtre et la possibilité de faire des rénovations. Les pouvoirs de tutelle (État, Ville, Département, Région) ont accepté de faire des dessous de scène, de refaire la salle, de créer un hall d'accueil, etc. J'ai décidé de retourner en Bretagne, sans couper les ponts avec Paris. Il est important de ne pas se replier. J' ai pris ce Centre pour développer un lieu de création, en particulier contemporaine, c'est à dire donner leur chance à des gens qui commencent, auteurs, metteurs en scène, compagnies, artistes, etc.

De Bretagne ?

Pas forcément, c'est un Centre Dramatique de création. Il est intitulé "régional" parce que les subventions sont toutes petites, mais il est ouvert à tous. Je fais partie de la génération des "jeunes metteurs en scène d'aujourd'hui" qui se sont imposés parce qu'ils ont "décidé" de faire du théâtre. Maintenant que nous existons dans le paysage, nous devons éviter les erreurs de nos aînés qui ne se sont pas beaucoup préoccupés de l'avenir. Je présente une création par an parce que je suis metteur en scène avant d'être directeur de Centre Dramatique. Mais je veux donner la possibilité à des gens de commencer. Sur la saison 95-96, nous avions la première pièce d'un jeune auteur, Rémi De Vos. Je trouvais son texte intéressant. Je lui ai offert de faire sa première mise en scène à Lorient. L'année prochaine, on aura un texte inédit d'Olivier Cadiot mis en scène par Ludovic Lagarde et une création d'Anita Picchiarini sur un texte de Koltès. Il y en aura trois par an. Les jeunes créateurs ont une difficulté incroyable à produire. Personne ne prend de risques. Pour offrir la possibilité à quelqu'un de travailler, il faut partager l'argent du Centre d'une façon conséquente. Il est fondamental d'avoir des créateurs à la tête des centres dramatiques, car nous avons une attitude d'artistes, et nous défendons un certain type de théâtre, celui que l'on est en train d'inventer et que l'on ne sait pas encore définir. Les gens que nous allons inviter sont ceux auxquels on croit. Je ne veux pas inviter ceux dont je n'aime pas le travail. C'est ma politique, ma façon de penser, c'est pour ça que je suis là. Je ne veux pas faire une politique de "culturel" au sens large, du genre "on va faire aussi un classique", etc. Pendant trois ans, je présenterais ce que j'aime et dans trois ans, un autre fera de même.

Vous n'allez rester que trois ans ?

C'est mon contrat. Après on verra ! Ce n'est pas une rente d'être directeur du Centre Dramatique de Bretagne. Je ne m'installe pas là pour la vie. Beaucoup de directeurs ont eu cette réflexion, mais sont restés quinze ans et le public n'a eu droit qu'aux choix personnels du même directeur pendant toute cette période. Ce n'est bien pour personne et c'est normal que ça ronronne. Il est important de vivre de nouvelles aventures, d'affirmer des identités, des façons de penser différentes. Le paysage théâtral français est mou, à cause d'une sorte de consensus lié à des systèmes de coproductions et d'échanges où chacun ne se comporte pas en fonction de son désir artistique propre.

Vous n'allez pas coproduire avec d'autres Centres Dramatiques ?

Je ne l'ai jamais fait en compagnie, je ne vois pas pourquoi je le ferais à la tête d'un CDN. J'ai toujours réussi à faire mes productions comme j'avais envie de les faire. J'ai l'impression de travailler avec des gens qui aiment mon travail et c'est pourquoi ils produisent ou achètent des représentations. J'espère que ce n'est pas parce que je commence à être un peu connu et que j'amène des spectateurs.

Le Centre de Lorient était pluridisciplinaire. Vous avez changé la barre pour une programmation axée exclusivement sur le théâtre. Comment réagissent vos partenaires ?

C'est un Centre "Dramatique" et on aurait jamais dû développer une programmation de danse ou de musique. Avec un budget de six millions, faire un peu de tout empêche de construire un centre de création fort. Je suis metteur en scène de théâtre, pas programmateur d'un théâtre municipal ou d'une Scène Nationale à vocation pluridisciplinaire. Si la municipalité a accepté que le CDN soit consacré au théâtre, c'est aussi parce qu'elle a dans l'idée de construire une salle de 700 places pour les autres arts du spectacle. On dispose également, à Lorient, d'une salle des congrès qui peut tout à fait accueillir de la danse ou de la musique. Ceci étant, resserrer sur le théâtre ne veut pas dire fermeture. Je conçois le théâtre comme un lieu de rencontres, et entre autres avec les autres disciplines artistiques, c'est la raison pour laquelle nous travaillons avec l'école des Beaux-Arts ou l'école de Musique. Nous essayons de créer des liens, comme avec les élèves des classes A3. Les acteurs de L'Illusion comique sont allés dans les classes et le travail a été présenté dans le décor du spectacle.

Comment imaginez-vous vos obligations régionales ?

Il faut rayonner à partir de l'endroit où l'on se trouve : la ville de Lorient, le département du Morbihan, la région Bretagne, la France et l'étranger. J'ai toujours eu de bonnes relations avec la Bretagne. Quand j'étais en compagnie, j'ai créé plusieurs spectacles à Brest par exemple. Mes contacts avec Quimper, Saint-Brieuc, Rennes, sont forts, comme avec la Haute et la Basse Normandie. J'ai entière liberté d'action. Il est précisé dans mon cahier des charges que je dois tourner en région. Je le fais sans calculer. Un homme de théâtre qui s'oblige à respecter un cahier des charges devrait s'en aller. Il ne travaille plus pour les autres, mais pour lui-même. Mon but n'est pas d'avoir le pouvoir et la gloire, mais d'exister dans une ville en tant que citoyen, avec le théâtre.

Comment voyez-vous le paysage théâtral breton ?

C'est un certain nombre de compagnies professionnelles indépendantes, un théâtre amateur très fort avec une tradition, des auteurs en langue bretonne ou pas, des traducteurs. Une curiosité incroyable du public, liée à la mentalité des Bretons, à cette manière philosophique d'envisager les choses, cette ouverture sur la mer, le fait qu'ils ont toujours été baladés, qu'ils sont toujours partis et revenus, qu'on en trouve partout dans le monde. La Bretagne est une région particulière. Ici, j'ai toujours eu une vraie rencontre avec le public. À Brest par exemple, je suis accueilli très chaleureusement suite aux deux spectacles créés dans cette ville. C'est également lié à la personnalité de Jacques Blanc. Il a instauré un rapport extrêmement convivial et déculpabilisé les gens par rapport à la culture. J'essaie de faire pareil à Lorient. Il n'est pas besoin d'être cultivé pour voir du théâtre. Vous venez, vous ne savez rien. Si ce n'est pas compréhensible, c'est qu'il y a quelque chose qui ne va pas et les artistes doivent résoudre la question. Il peut y avoir différents niveaux de lectures. Dans Brancusi, le constat essentiel est que ce procès est le reflet d'une époque qui admet que les beaux-arts puissent passer de la représentation des objets naturels à celle des idées abstraites. C'est une révolution et une avancée dans la pensée. Sans donner de leçons, dire, au théâtre, qu'une idée peut devenir une œuvre d'art me semble important si cela permet de rogner un peu certitudes et préjugés.

Vous proposez à Lorient des représentations en série. Est-ce une bonne méthode pour le public ? Beaucoup de centres ne proposent les spectacles qu'une ou deux fois.

Il faut éviter le saupoudrage culturel et se forcer à élargir le public. Il est facile de remplir, quatre fois l'an, une salle de 250 places avec mes 300 abonnés. Une politique de création doit suivre une logique : inviter à Lorient des artistes à travailler dans la ville, créer des relations avec les structures municipales, faire qu'il y ait de la vie à l'intérieur du centre, qu'existent, sur un temps donné, des représentations. Si je dois présenter des spectacles tous faits, ça ne m'intéresse pas. Je crois très fort à une installation quelque part, à une prise de position avec les gens, aux rencontres. Pour La Maison d'Os, nous sommes restés six mois à Issy-les-Moulineaux, avec l'aménagement du lieu, les répétitions, les représentations. Au bout d'un moment, dans le quartier, on était connus et il se passait quelque chose avec la boulangère, le charcutier, le café où on allait tous les jours. Le marchand de jouets du coin laissait des petits mots sous la porte. Pour moi, c'est ça le théâtre.

Pensez-vous que le sujet de Brancusi puisse intéresser la boulangère ?

Évidemment ! Pourquoi ça ne l'intéresserait pas ? Quand elle regarde à la télé l'affaire Callas ou Seznec, le procès Dreyfus, est-ce que ça l'intéresse ?

On a beaucoup critiqué les metteurs en scène sous le prétexte qu'ils montaient des spectacles qui s'adressent à l'élite...

Il faut être clair et le public doit pouvoir comprendre les choses au premier niveau de la fable. Si on prend La Pluie d'été, c'est l'histoire d'une famille qui habite à Vitry, ils sont au chômage, ils n'ont rien, et l'un d'eux ne veut plus aller à l'école. Pourquoi ? Voilà l'histoire. Tout le monde est capable de le comprendre ! Si on intellectualise et que l'on complique, sans arriver à l'essence des choses, on ne comprend plus rien à Duras et on dira que c'est une "intello de gauche", que c'est réservé à des gens qui pensent, etc. Ce n'est pas vrai. Mon père est garagiste, comme mon grand-père. ma mère travaille au PTT. Quand je fais mon travail, j'essaie de ne pas oublier mes origines et de m'adresser à des gens qui vivent, pas exclusivement à ceux qui ne font que penser. Le théâtre est aussi utile que le pain fait par la boulangère, mais il faut le faire bien.

Pensez-vous que certains metteurs en scène se soient dévoyés ?

Je suis assez confiant avec une partie de la jeune génération. Mais le monde sera toujours divisé en deux : ceux qui sont capables de comprendre la poésie et de s'ouvrir, et ceux qui veulent rester sur leurs bases, leurs certitudes, qui gardent leur monde fermé et coincent les gens par la culture.

Que pouvons-nous faire ?

Je ne suis pas ministre de la Culture ou directeur des Théâtres. J'exerce ma "profession d'artiste- comme il est dit dans Brancusi, le mieux possible, avec mes convictions, avec du désir, de la force je crois, de la vie, et une certaine joie. Je me dis : "Ça va, on est vivant, il fait beau, on a du fric pour faire du théâtre en France, continuons !" Bien sûr, je lutte pour que les crédits ne soient pas coupés. Mais que puis-je faire à la place des autres ? Ces gens dont on parle, quand ils avaient mon âge, ils ont sûrement fait quelque chose, pourquoi ne font-ils plus rien ? En fait, on leur reproche très subjectivement de ne plus être des artistes. Toutes ces questions se retrouvent dans Brancusi. À quel moment juge-t-on qu'un artiste n'est plus un artiste, qu'une œuvre d'art n'est plus une œuvre d'art ? Ou que quelque chose qu'on est en train d'inventer n'est pas une œuvre d'art, pas encore ? Il faut poser ces questions au niveau politique, surtout en ce moment.

Comment faire si l'État ne se pose pas ces questions ?

Si j'étais l'État, je ne ferais pas de dissociation entre les vieux et les jeunes. J'essaierais de réunir tout le monde et de m'interroger sur la mission d' un CDN, d'établir des lois en reconsidérant celles qui existent. Ce qui doit être mis en cause, c'est le fonctionnariat de l'institution. C'est une erreur de dire c'est la faute à untel ou untel. Les artistes sont responsables. Quand on accepte de créer au Festival d'Avignon, c'est une responsabilité dans le sens où on met en danger son propre spectacle. Je ne suis pas sûr de le refaire. Je n'ai pas eu suffisamment de temps pour travailler et on ne m'a pas complètement aidé. On a planté la première, peut-être parce que je n'avais pas assez anticipé. Le jour de la deuxième, c'était présentable. Avignon doit rester un lieu de création, celui du premier moment, non un lieu de présentation, sinon autant travailler chez soi et venir quand tout est prêt. J'ai toujours pensé qu'Avignon devait être ça. Le monde va très vite. Il faut produire, produire. On produit beaucoup trop, dans la surenchère, pour combler du vide. Il faut développer des structures tranquilles, de laboratoire, réfléchir à l'enseignement du théâtre, à ce qu'est "être un acteur". Sinon, dès qu'on aborde un paysage encore inconnu, ça crée des réactions d'une violence insensée. Par exemple, quand j'ai fait Bajazet à la Comédie-Française, j'ai visiblement touché à quelque chose qu'"on" ne devait pas toucher. J'étais très innocent. Un spectacle n'est qu'une vision du monde à un moment donné, une proposition de lecture. J'aimerais que les artistes, les professionnels, les critiques essayent de s'ouvrir, plutôt que de se raccrocher à des bases "solides et saines". À l'heure actuelle, les gens se raccrochent aux valeurs les plus sûres qui sont en même temps les plus incertaines. Ça donne des catastrophes. Il faudrait accepter de douter, dire "je ne sais pas où on va", croire en l'humain. Au théâtre, j'ai envie de dire qu'on existe, qu'on est vivant, tout simplement.

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Sujet: 
La Bretagne et ses théâtres : Entretien avec ÉRIC VIGNER
Date: 
Sep 1996
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Saison: 
1995 · 1996

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