Le Figaro · 7/8 décembre 1991 · LA MAISON D'OS

Le Figaro · 7/8 décembre 1991 · LA MAISON D'OS
Le théâtre doit conquérir de nouveaux espaces.
Presse nationale
Avant-papier
Marion Thébaud
07 Déc 1991
Le Figaro
Langue: Français
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Le Figaro

MARION THÉBAUD · 7/8 décembre 1991

Les chefs de file de la relève théâtrale

Qui sont les nouveaux CHÉREAU ?Il y a en France une nouvelle génération de jeunes talents avec lesquels le théâtre peut compter. Ils ne revendiquent aucune filiation.

Non, la génération montante n'ignore pas le théâtre ! Elle fait plus, elle soutient le travail des metteurs en scène de son âge : « Il y a un mouvement indéniable chez les vingt-cinq/trente ans, tant sur le plan de la création que sur le plan du public », constate MARIE COLIN, responsable de la programmation théâtrale au Festival d'automne. Des salles font donc le plein, pour des succès imprévus montés par de jeunes metteurs en scène encore inconnus du grand public, mais en passe d'être les chefs de file d'une relève attendue.

Cette nouvelle vague surfe en douceur, à la recherche de courants favorables. Après le temps des pionniers — gloire à Dasté ou Gignoux ! —, celui des bâtisseurs — Planchon et Maréchal —, l'époque enfin des petits génies — Patrice CHÉREAU, Daniel Mesguich... —, voici le temps des bons élèves. Ils s'appellent Dominique Pitoiset, Stéphane BRAUNSCHWEIG, Marc François, Éric VIGNER, FRANÇOIS TANGUY.

Fascination hypnotique

« Bon élève ». Il n'y a aucune condescendance : les cancres sont si nombreux. La formule reste néanmoins réductrice, mais elle est à l'image d'une société qui revendique l'efficacité à tout prix. Innove-t-on dans ces conditions ? « Oui ! » répond FRANÇOIS TANGUY, l'iroquois de la bande. MARIE COLIN ne le baptise-t-elle pas « le sauvage de la pensée" ?

À écouter ce drôle de phénomène, on reste déconcerté. Difficile de s'y retrouver quand il parle de signifié, de signifiant et qu'il jongle avec un vocabulaire philosophico-barbare. «Toujours s'étend le «devant-à quoi » l'homme avec ses ombres, cherche parole et séjour de lui-même », écrit-il à propos de son spectacle Chant du bouc. Obscur. Mais son spectacle, suite de tableaux à la lenteur liturgique et à la beauté formelle, dégage une fascination hypnotique.

Peu importe que les acteurs parlent grec ancien ou serbo-croate. L'essentiel est ailleurs : « C'est la route d'un poète », reprend MARIE COLIN. « À vouloir disséquer Mallarmé, on peut rester sans voix, par exemple. C'est une autre façon de communiquer. » FRANÇOIS TANGUY bricole des spectacles qui rejettent l'expérience littéraire « Le théâtre n'est pas nécessairement le balcon de la littérature », dit-il. Pour Jean-Marie Horde, directeur du théâtre de la Bastille où se joue Chant du bouc, « Tanguy est un des plus novateurs de sa génération parce qu'il met en oeuvre une recherche. Nous sommes dans une époque de restauration, d'embourgeoisement du théâtre sanctifié par les molières. Devant cet affaissement de l'impertinence, quelques-uns relèvent la tête. S'agit-il d'une relève ? Je n'aime pas beaucoup ce terme. Sous ce même nom, on rassemble des artistes qui n'ont rien à voir ensemble. »

Ils ont néanmoins des points communs leur âge tout d'abord, et leur regard sur le théâtre, dénué de naïveté. Aucun d'eux n'a désiré être acteur même si VIGNER a suivi les cours du Conservatoire, Pitoiset ceux de l'école du Théâtre national de Strasbourg (TNS) et BRAUNSCHWEIG les classes de Chaillot dirigées par Vitez. Tous ont  suivi des études universitaires : les Beaux-Arts pour VIGNER et Pitoiset, l'École normale supérieure pour BRAUNSCHWEIG. Tanguy restant à jamais l'insaisissable. Mais pour le reste, nuls esthétismes et utopies communes : « Nous vivons la chute des idéologies, précise Dominique Pitoiset, renforcée par l'idée que la décentralisation qui fut un courant porteur est en voie d'essoufflement. »

Non, rien de commun en apparence entre François Tanguy, le visionnaire et Dominique Pitoiset qui s'attaque à Shakespeare. Sa mise en scène de Timon d'Athènes donnée à l'Athénée fut saluée par notre ami Pierre Marcabru : « C'est un très bon travail de théâtre, avec une ironie et une distance presque britanniques, où l'on sent une curiosité pour les intentions de l'auteur, pour ce qu'il laisse entendre, pour ce qu'il masque aussi, qui de nos jours n'est guère fréquenté. » Dominique Pitoiset aime les textes, tente de « traquer leur vérité ». Ancien assistant de Jean-Pierre Vincent et Matthias Langhoff, il rejette néanmoins le terme de filiation :

« Il y a un moyen d'inventer autre chose que la simple filiation, non pas que je considère que rien n'a été révélé par les anciens. Bien au contraire. Je me souviens encore de mon premier choc théâtral, Tartuffe, mis en scène par Roger Planchon. Je ne pensais pas que ce genre de théâtre existait. Il faudrait aussi parler de La Tempête, mise en scène par Strheler, ou du Palais de justice monté par Jean-Pierre Vincent au TNS où j'ai fait mes classes. Mais il est indispensable pour un créateur de trouver son espace ».

Des parrains

Dominique Pitoiset a fondé sa compagnie qui porte son nom, s'est installé à Dijon où reçoit le soutien de Centre dramatique national de Bourgogne :

« Cela ne me déplairait pas d'avoir un lieu et d'instaurer une relation avec le public. Mais je le dis avec beaucoup de prudence. La décentralisation est somme toute une expérience assez récente. Il y a eu une transmission naturelle de la part des anciens, style Jean Dasté, à la génération suivante. Aujourd'hui, ces hommes se sentent un peu les propriétaires de leurs outils parce qu'ils ont beaucoup travaillé, aménagé les lieux, créé un public sanctionné par des abonnements. Tout cela est vrai. Quand un jeune débarque, soit on le considère comme un enfant gâté qui n'est jamais assez redevable, soit on pense qu'il n'a rien à faire ici. »

Sans toit mais avec foi, Dominique Pitoiset poursuit son chemin :

« C'est une période difficile quant aux ouvertures. J'ai un peu peur qu'il ne se produise pas grand-chose avant 93 et, pourtant, il faudrait que cela bouge. J'ai un peu peur qu'on se désespère. » Nous sommes loin du dynamisme optimiste de la directice de l'Athénée, Josyane Horville : « S'il y a un surgissement de nouveaux talents, c'est parce qu'il y a des moyens donnés par l'État et les villes concernées. Bien sûr, les moyens sont toujours insuffisants et les exigences plus grandes, mais cette génération reçoit plus d'aide que la précédente. »

Il est vrai que tous ces jeunes talents ne manquent pas de parrains. Leurs spectacles sont tous coproduits par cinq, voire six ou sept institutions. Au générique de Chant du bouc : le Festival d'automne, le théâtre des Bernardines à Marseille, le théâtre national de Bretagne, le Quartz de Brest, la Comédie de Reims et, bien sûr, la compagnie fondée par FRANÇOIS TANGUY, le théâtre du Radeau installée au Mans.

Pour Timon d'Athènes : la compagnie Pitoiset, l'espace Malraux à Chambéry, le centre dramatique national de Bourgogne, le théâtre Vidy-Lausanne, Hexagone à Meylan, le Cratère à Alès et le théâtre de l'Athénée...

Même schéma pour Éric Vigner qui a mis en scène La maison d'os de Roland Dubillard, sous la Grande Arche de la Défense. Le spectacle sera repris les 12, 13 et 14 décembre au théâtre du Campagnol. Il a trente ans et l'envie de soulever les montagnes. Avec lui, le théâtre doit conquérir de nouveaux espaces :

« J'aime travailler à partir de lieux qui ne sont pas des salles de théâtre. Je crois que c'est un moyen de susciter le désir du spectateur. »

Éric VIGNER attend autre chose du théâtre qu'une simple représentation sur un plateau. Il veut réinventer les règles du jeu, entraîner le spectateur là où il s'y attend le moins, dans une prison ou une manufacture, et le bousculer par des spectacles frénétiques, style chien fou! Le théâtre de la Commune à Aubervilliers l'accueillera, du 7 au 26 avril, avec Le Régiment de Sambre et Meuse, d'après des textes de Courteline. Théâtre physique pour Éric VIGNER qui joue la carte de l'énergie, de la couleur, de la spontanéité et de l'utilisation détournée d'un lieu.

Fils de personne

Même volonté avec Stéphane BRAUNSCHWEIG : « La grande émotion, c'est d'être étonné. » II fait confiance au texte : « J'aime l'écriture théâtrale. Antoine Vitez avait une réflexion très juste à ce sujet : si, au théâtre, on doit parler comme dans la vie, ce n'est pas très intéressant. » Stéphane BRAUNSCHWEIG ose. Il a mis en scène Ajax de Sophocle, au théâtre de Gennevilliers. Économie de moyens, espace bien maîtrisé, éclairages savants : il n'y a rien à dire, Stéphane BRAUNSCHWEIG sait faire du théâtre. Du travail de professionnel. La saison prochaine, Gennevilliers accueillera sa compagnie Théâtre Machine dans La Cerisaie de Tchekhov. Une nouveauté néanmoins, BRAUNSCHWEIG a décidé d'y ajouter des extraits de Mère courage :

« Dans les deux cas, la pièce traite du passage d'un univers à l'autre, de la fin du théâtre bourgeois. »

Avec des moyens très différents, certains prennent leur distance avec le texte, d'autres avec les salles de théâtre, mais tous communient pour un théâtre d'émotions éloigné des sentiers battus. Ils se veulent fils de personne, mais ils sont tous petits frères du Cartel ou de Meyerhold, membres du clan des irréductibles. Ils sont les derniers à croire au théâtre comme moyen de rêver et d'espérer.