Michaël Amzalag, né en 1968 à Saint-Germain-en-Laye, a étudié à Paris à l'École nationale supérieure des Arts décoratifs (ENSAD) qu'il quitte en 1990 pour devenir directeur artistique du magazine Les Inrockuptibles. En 1992, il fonde M/M (Paris) avec son ancien condisciple de l'ENSAD, Mathias Augustyniak.
M/M (Paris) a depuis développé de nombreuses collaborations dans les domaines de la musique, de la mode, de l'art, du théâtre, de la presse, de l'architecture, du design..., avant de créer sa propre maison d'édition en 2010. Amzalag et Augustyniak conçoivent leur production de signes et d'images comme un ensemble d'entités signifiantes qu'ils réorganisent constamment pour construire leur propre langage. Leur pratique du graphisme a su s'affranchir de la simple prestation de services, ainsi entretiennent-ils avec leurs commanditaires des relations de travail qui sont vécues tant comme un temps de recherche que de production artistique.
Ils ont noué des collaborations durables avec, entre autres, les musiciens Björk et Benjamin Biolay, le Théâtre de Lorient, les créateurs de mode Nicolas Ghesquière et Yohji Yamamoto, les photographes Inez van Lamsweerde & Vinoodh Matadin ou encore les artistes Pierre Huyghe et Philippe Parreno. Les œuvres et travaux de M/M (Paris) sont présents dans les collections d'institutions telles que le Centre Pompidou/Musée national d'Art moderne à Paris, le Design Museum à Londres, le Museum of Contemporary Art à Miami, le Museum für Moderne Kunst à Francfort, le Museum für Gestaltung à Zurich, le Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, le Stedelijk Museum à Amsterdam, la Tate Modern à Londres et le Van Abbemuseum à Eindhoven.
Emily King : Où avez-vous rencontré M/M ?
Éric Vigner : À Paris. Je venais juste d'être nommé directeur du théâtre de Lorient, en Bretagne, et je recherchais des graphistes pour travailler sur sa communication.
Quand et comment les avez-vous rencontrés ?
En 1995. Nous avons commencé à travailler à peu près au même moment. Je ne voulais pas travailler avec des graphistes spécialisés dans le théâtre. Un jour, j'ai vu une carte de visite qu'ils avaient faite pour eDEN. Un de mes amis, Christophe Monier, - un des deux membre des Micronauts - , participait à ce fanzine et, par son intermédiaire, nous avons organisé un rendez-vous à leur atelier. Ils venaient juste de s'installer, c'était vraiment le début de nos aventures. Je leur ai expliqué le genre de travail que je voulais faire : un théâtre d'art, centré sur le texte, et une communication ne ressemblant à rien d'autre, une expression artistique. À l'époque, il n'y avait rien d'artistique dans la communication des théâtres, tout était décoratif. Nous nous sommes rencontrés et nous sommes beaucoup plu. C'est aussi simple que ça.
Le théâtre est-il dans dans un nouveau bâtiment ?
Depuis 2003, nous avons un bâtiment qui peut accueillir 1 034 spectateurs, mais en 1995 la salle ne faisait que 334 places. C'était juste un petit centre d'art dramatique. Ce n'est devenu une Scène nationale qu'en 2003. Vous connaissez Lorient ?
Pas du tout.
C'est un petit port de 60 000 habitants. La ville a été presque entièrement détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, mais rebâtie ensuite assez rapidement. C'est une ville ouvrière - un peu comme une ville américaine en France - et elle offrait beaucoup d'opportunités car elle avait une histoire très réduite. Elle n'a été fondée qu'il y a trois cent cinquante ans pour servir de port de construction de navires de commerce vers l'Orient, d'où son nom. C'était une ville un peu folle, un peu étrange, un peu libre, où l'on pouvait faire ce que l'on voulait. Mathias et Michaël ont été séduits par son atmosphère, comme je l'avais été moi-même. C'est un environnement propice à la création. Juste après notre rencontre, ils sont venus à Lorient, ils ont vu la ville et ont décidé de travailler pour le théâtre.
Étiez-vous le premier directeur de ce théâtre ? Venait-il d'être créé ? Qui avait décidé de créer un théâtre là-bas ?
Le théâtre existait depuis dix ans quand je suis arrivé mais n'avait pas le même statut. Il a été fondé pendant les années Lang sous le label Centre d'art dramatique régional. La compagnie résidente ne comprenait que sept membres. Le public était peu nombreux à l'époque. Lorsque j'en ai pris la direction, j'ai tout misé sur l'avenir, sur la découverte de jeunes auteurs et metteurs en scène, sur le fait de pouvoir y mélanger les disciplines. Je pensais que le théâtre devait rencontrer l'art, le cinéma, la littérature - qu'il devait être plus qu'un lieu de représentation de textes. Je voulais qu'il fonctionne un peu comme un centre d'art.
Comment avez-vous décidé de la façon dont vous alliez travailler ensemble ?
Notre première décision a été d'avoir une affiche pour chaque pièce produite par le théâtre, ce qui est toujours le cas aujourd'hui. C'est ainsi que s'est élaboré ce corpus d'affiches.
Comment avez-vous determiné leur principe ?
Je n'ai jamais donné aucun ordre. Mathias et Michaël ont carte blanche. Je n'ai jamais remis en cause leurs propositions, c'est un espace de liberté totale. C'est ainsi qu'ils ont pu développer ce corpus, qui s'est enrichi très rapidement - trois à cinq oeuvres sont représentées chaque année - soit le même nombre d'affiches. Nous sommes en 2011 et nous avons fait soixante-quatre affiches. Ce qu'ils font est extraordinaire. Ils conçoivent tout, les supports de communication, le papier à lettres, les cartes de visite, le site, le logo - qui apparaît aussi sur la façade du théâtre. C'est rare de pouvoir construire un tel ensemble pendant si longtemps, accompagné d'échanges créatifs constants. Nous avons dépassé le cadre des strictes relations professionnelles, nous sommes devenus amis. C'est une relation inédite dans ce domaine, une relation entre artistes qui travaillent ensemble.
Discutez-vous préalablement des images utilisées dans les affiches ?
Non, pas du tout. Mais nous parlons des textes. Chaque saison, Mathias lit toutes les pièces et nous en parlons ensemble.
Certaines des images vous ont-elles surpris ?
Oui, bien sûr, toujours agréablement. Chaque fois que Mathias propose une image, c'est toujours très juste. Elle traduit à la fois le sentiment que j'essaye de faire passer et réussit à le dépasser. Je pense que quand des artistes travaillent ensemble, chaque contribution doit être un acte artistique autonome qui enrichit le projet initial. C'est très proche de la façon dont je travaille avec l'auteur d'une pièce. Notre collaboration doit ajouter une valeur artistique au texte. C'est ainsi que nous procédons Mathias, Michaël et moi : ils suggèrent quelque chose qui me permet d'avancer. Cela s'est toujours passé de cette manière. Leurs images sont suffisamment riches et intéressantes pour agir en tant qu'espace d'expression et de réflexion artistique autonome. Les affiches ne sont pas de simples illustrations, ce sont des œuvres en soi. C'est pourquoi, à un moment donné, nous sommes allés au-delà du travail graphique et que nous avons ensemble œuvré à la scénographie d'un opéra que je mettais en scène, Antigona. J'ai été formé à la fois à la scénographie et à la mise en scène mais, dans ce cas précis, je ne parvenais pas à obtenir ce que je voulais. Un été, Mathias est venu et nous avons travaillé ensemble sur le décor. Nous avons renouvelé cette expérience plus tard pour Pluie d'été à Hiroshima que j'ai monté à Avignon.
Les affiches de M/M ont-elles tout de suite fait sensation à Lorient ?
Ce qu'ils ont fait était très, très nouveau en 1995. Il aurait été impossible de faire une telle chose au théâtre auparavant. Jusqu'à cette époque, une vraie distinction était faite sur les affiches entre l'auteur et le metteur en scène, mais à Lorient les metteurs en scène travaillaient comme des auteurs et M/M a inventé une formule dans laquelle ils sont tous les deux à égalité. C'était impensable à l'époque, ça a beaucoup choqué. Les gens croyaient que nous étions devenus fous ! C'était difficile au début, ils ne comprenaient pas. Ils étaient très méprisants, disaient que les affiches n'étaient que de la publicité pour le théâtre, ce qui, bien sûr, n'était pas faux, d'une certaine façon.
À quoi ressemblaient en général les affiches de théâtre à l'époque ?
À de simples représentations du spectacle avec des titres clairs. On a violemment critiqué M/M pour avoir fait des affiches peu lisibles, peu compréhensibles - en tout cas pas immédiatement. Les gens se sont plaints d'avoir à chercher, à tenter de déchiffrer les images. Nous avons dû nous battre au début.
Avez-vous déjà refusé des propositions de M/M ?
Non, c'est un travail d'artistes, il ne m'appartient pas de refuser quoi que ce soit, même si j'ai plus aimé certaines affiches que d'autres.
Recevez-vous des plaintes de la part du public sur leur illisibilité ?
Plus maintenant car depuis près de quinze ans le public s'est habitué à ces affiches, les choses ont changé. Aujourd'hui, les spectateurs savent comment déchiffrer l'information, ou alors ils savent comment la trouver par eux-mêmes - sur le site internet par exemple. L'identité du théâtre est établie et on le doit en grande partie au travail de M/M. Loin d'attirer les plaintes, les affiches sont devenues des objets de collections. Nous les distribuons à la fin de chaque saison, les étudiants en art se battent pour avoir la série complète... Elles ont été exposées au Palais de Tokyo, au Japon... et ont gagné de nombreuses récompenses. Petit à petit, elles se sont imposées dans le paysage théâtral.
Pensez-vous qu'après toutes ces années vous êtes capable de déchiffrer immédiatement ces affiches dans toute leur complexité ?
Oui, et chaque fois que je reçois une nouvelle affiche, c'est comme un message qui m'est adressé. Les photographies sont prises par Mathias autant dans ses voyages que dans sa vie privée. Chaque fois qu'il nous envoie une image, c'est une interprétation personnelle que je reçois. Au-delà de parler de la pièce, des images ou du texte, c'est une œuvre en soi qui porte une idée. Par ailleurs, je crois que Mathias et Michaël utilisent ces affiches comme un terrain d'expérience, un laboratoire. Elles montrent où ils en sont dans leur travail en général et les germes d'idées qu'ils vont peut-être pouvoir développer pour d'autres. Ce projet leur alloue un espace sans contraintes, sans fin.
À ce sujet, envisagez-vous une fin à votre collaboration ?
Nous sommes liés. Je ne peux pas séparer leur travail du mien quand je songe à l'histoire de ce théâtre. Peut-être que si je quittais Lorient, je travaillerais avec d'autres, et peut-être que le théâtre travaillerait avec quelqu'un d'autre après mon départ, mais tant que je suis ici, M/M l'est aussi.
Comment voyez-vous les rôles respectifs de Mathias et de Michaël ?
Pour moi, c'est assez clair : Mathias produit l'image, Michaël travaille sur la conceptualisation, la campagne et l'organisation. Mais c'est un vrai couple, leur dialogue est constant. Ce que j'aime vraiment chez eux, c'est qu'ils font ce qu'ils veulent et qu'ils ont un véritable dialogue artistique. Plus que de communicants ordinaires ou des simples graphistes, ce sont avant tout des collaborateurs. Ils ont construit l'image du théâtre avec nous, et par leur présence constante à nos côtés depuis quinze ans, ils sont véritablement des artistes associés au théâtre. Ils ont complètement révolutionné la manière de représenter le théâtre.
Ce qu'ils ont fait à Lorient a-t-il été imité ?
Oui, nombreux sont ceux qui les ont copiés. D'une certaine façon, la formule est très simple, donc de nombreux théâtres ont imité notre système, toujours avec beaucoup moins de talent...
Êtes-vous victimes de votre propre influence ?
L'influence, c'est quelque chose de complexe, mais nous ne sommes ni blasés ni épuisés. Pour cette raison, nous travaillons encore ensemble. Ils ont encore beaucoup à dire, et il y a toujours pour nous de nouvelles choses à faire.