La Revue du Théâtre
Printemps 1998 · Jean Chollet
ÉRIC VIGNER. Un artiste dans la ville
À la tête du Centre dramatique de Bretagne, à Lorient, depuis deux ans, ÉRIC VIGNER poursuit un engagement théâtral résolument tourné vers la création. L'heure d'un premier bilan d'une action menée sans concessions durant deux saisons dans une ville à reconquérir. Sans tapage ni déclarations fracassantes, il poursuit un travail articulé autour de la revendication de son statut d'artiste.
Lorsque, pour son retour en Bretagne, ÉRIC VIGNER prend possession en janvier 1996 de la petite salle rénovée de 338 places, l'agglomération portuaire (150 000 habitants) porte encore le deuil du théâtre municipal, disparu sous les bombardements des Alliés, qui anéantirent la quasi-totalité de la ville au début de 1945. Une absence préjudiciable à l'action culturelle menée, sans grands moyens, par ce Centre dramatique régional durant plus d'une décennie, illustrée par une relation lacunaire avec le théâtre. Deux saisons plus tard, l'action d'ÉRIC VIGNER et de son équipe se traduit de manière positive. Avec une audience augmentée de 50 %, propre à conforter le soutien d'une municipalité plutôt dans l'expectative à l'origine, sans renier une exigence artistique affichée à travers les six créations du lieu (L'Illusion comique, 45 000 spectateurs, et Brancusi contre États-Unis, mises en scène d'ÉRIC VIGNER ; Débrayage de Remi De vos ; Soir de fête d'Irina Dalle — premiers textes, premières mises en scène — ; Combat de nègre et de chiens, de Koltès, mise en scène d'Anne-Marie Picchiarini ; Le Colonel des zouAves d'Olivier Cadiot, mise en scène de Ludovic Lagarde). Ces premières constatations n'engendrent pas chez ÉRIC VIGNER de triomphalisme, seulement une vision objective de son expérience à Lorient.
"Lorsque je suis arrivé ici, j'ai repris un outil culturel un peu oublié, à l'écart des autres centres dramatiques, dont la situation, l'histoire, ainsi que la jauge réduite de la salle, constituaient en même temps une chance. Lorient est une ville singulière en Bretagne, avec un vécu particulier, passant d'une période fastueuse au XVIIe siècle avec l'implantation de la Compagnie des Indes, à une destruction presque totale à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ses habitants l'appréhendent comme une cité à l'écart du monde, un peu délaissée. Ils se sentaient sevrés d'apports extérieurs depuis des années, et il ne m'a pas été trop difficile de prendre le relais d'un passé déficient, en imposant mon projet artistique pour aider le théâtre à retrouver sa vraie mission de service public : celle d'apporter une pensée, de la spiritualité, de l'énergie et du désir dans une ville en sommeil. Ici, tout était à construire, ce qui est aussi un atout. "
Cette définition du service public apparaîtra sans doute trop réductrice aux théoriciens-réformateurs dont les voix dissonantes se font entendre aujourd'hui. On la retrouve pourtant à la hase de la dynamique engagée autour du CDDB par ÉRIC VIGNER. "Mon installation à Lorient était subordonnée à une acceptation de mon projet artistique, c'est-à-dire de travailler en priorité sur la création contemporaine et pouvoir ainsi inventer l'avenir dans une ville qui, depuis des années, ne s'était pas interrogée sur cette problématique. Cela se traduit par la volonté de découvrir, produire et accompagner les artistes de demain, pour répondre à on besoin inconscient d'une partie de la population. Tout d'abord en faisant de ce théâtre un carrefour de toutes les disciplines artistiques repérables dans la ville (arts plastiques, musique, histoire, philosophie), en apportant un nouveau souffle et de nouveaux modes d'échanges. Ce que les gens sont venus chercher au théâtre, et qu'ils ont trouvé je crois, n'est pas seulement du spectaculaire ou du divertissement, mais une relation humaine et une pensée."
À partir de ce constat, on peut toutefois s'interroger sur les modalités appliquées dans le fonctionnement du Centre dramatique. "Nous n'avons jamais travaillé sur une saison en proposant une sorte de catalogue de spectacles, mais en rattachant chaque programmation à un thème. La première année, avec un questionnement sur le théâtre et la mémoire à partir de l'Illusion comique, la deuxième autour de la notion d'art avec Brancusi, cette saison en interrogeant le rapport du théâtre avec la musique et le langage, avec, notamment, les créations de Jacques Rebotier (Toi cour, moi jardin) et d'Éric Ruf (Du désavantage du vent). Tous les artistes partenaires, tant en création qu'en accueil, ont répondu à leur manière à ces problématiques et se sont engagés avec l'équipe permanente dans une relation avec le public en liaison avec leur création. C'est à partir de celle-ci que se développent des rencontres et échanges avec les artistes, le public est invité à des répétitions, des dossiers en rapport avec les spectacles sont proposés à des spécialistes locaux, des stagiaires lorientais sont intégrés aux créations. Toutes ces actions tendent à susciter, plus qu'une compréhension intellectuelle, des sensations et une relation avec le théâtre en mesure de créer des liens durables."
Si d'autres mesures d'accompagnement — interventions en milieu scolaire et bibliothèques, ateliers, baisse du prix des places (avec un tarif jeune par abonnement à 25 F la place), durée de représentation étendue, création d'un atelier d'art dramatique, projet d'une école de spectateurs vont dans ce sens, la rigueur artistique adoptée est-elle en mesure de rassembler un large public ? "Soyons clairs, c'est vrai que nous n'attirons pas les marins-pêcheurs, mais nous tentons de casser l'image de la culture réservée à une élite bourgeoise ou représentative d'un statut social privilégié. Les gens qui nous rejoignent (une majorité de jeunes) se sont fidélisés par rapport à leur curiosité, leur imaginaire, et s'interrogent sur le monde d'aujourd'hui. Les autres vont ailleurs." Et lorsque l'on objecte l'aspect peut-être réducteur d'un tel constat, ÉRIC VIGNER précise la forme de son engagement : "Je pense que l'on ne peut pas faire deux choses à la fois. On ne peut demander de faire à la fois du socioculturel et de la création, ni demander aux artistes de réduire la fracture sociale. C'est impossible. On peut demander à des gens d'avoir une action sociale sur le terrain, dans les quartiers, pas aux artistes. Moi, je revendique mon statut d'artiste, j'essaie d'inventer quelque chose et, pour cela, il faut que je me sente absolument libre. C'est une première nécessité pour aller à la rencontre des autres et vivre une aventure commune."
Si cette revendication va à contre-courant de certaines déclarations d'intention, teintées d'une générosité parfois populiste, elle a le mérite d'éviter toute démagogie, et semble correspondre à la demande des Lorientais qui, après une période attentiste, ont répondu favorablement aux actions du CDDB. Un bilan positif qui n'échappe pas aux institutions de tutelle, puisque la municipalité, confortée dans son engagement culturel, projette la construction d'un nouveau théâtre, auquel serait donné un statut de Centre dramatique national et qui ouvrirait sur d'autres disciplines artistiques. Un bâtiment qui devrait voir le jour (pour l'an 2000 ?) au sein d'un important projet de restructuration urbaine, avec un recentrage bénéfique du théâtre au cœur de la cité. Une nouvelle dimension culturelle pour Lorient, un nouveau challenge pour ÉRIC VIGNER, confronté à d'autres contraintes et à d'autres responsabilités. Elles n'infléchiront pas pour autant les lignes de force de son action.
"Je veux être d'abord en accord avec mon engagement artistique, c'est ce qui me fait vivre, et à travers lui poursuivre l'aventure engagée ici, basée sur la création contemporaine, l'aide à la jeune création, l'association de jeunes artistes à ce projet (Arthur Nauzyciel, Éric Ruf...) et, pourquoi pas, faire de Lorient un centre de création spécifique à l'échelle nationale. Dès le départ j'ai été très clair, car je n'étais pas à la recherche d'un Centre dramatique, et je ne subis aucune pression. Si les choses devaient changer et que l'on me demande d'être dans la position d'un directeur de théâtre, programmateur de salles, je partirais." Pour lui, comme pour les marins lorientais en mer, il s'agira de maintenir le cap, contre vents et marées.
Jean Chollet est architecte, journaliste, directeur de la revue Actualité de /a scénographie. Dernier ouvrage publié : Trois théâtres dans la ville, Norma, 1997.