JULIETTE BINOCHE EST DEVENUE UNE FRANÇAISE À L’ÉTRANGER.
Après Sophie Marceau et Romain Duris, Christophe Honoré, artiste associé au Théâtre de Lorient, conclut avec Juliette Binoche sa série de portraits de comédiens.
Son identité d’actrice a effacé peu à peu les caractéristiques de sa nationalité. Son dernier grand rôle s’est joué en Italie sous les yeux d’un metteur en scène iranien, c’était Copie conforme d’Abbas Kiarostami. Titre ironique, tant il est évident que Juliette Binoche ne se ressemble pas, ne persévère pas dans la filiation. Il y a un flottement, une absolue étrangeté dans l’imaginaire qu’elle a construit. Juliette Binoche s’est échappée du cinéma français, proposant ailleurs des qualités made in France, des figures de spontanéité, de grâce enjouée, d’élégance naturelle. Elle est devenue ambassadrice d’une image de la comédienne so frenchie. Avec tout ce que ce genre de marché crée comme conventions, cartes postales, idées reçues. Elle a expatrié avec succès et talent du cinéma français au cœur du cinéma hollywoodien, mais aussi chez le Polonais Kieslowski, l’Autrichien Haneke ou le Taïwanais Hou Hsiahsien.
Ces voyages, ces exils ont coloré sa nature. Et aujourd’hui, quand elle est réintégrée dans un film français, se révèle un sentiment d’inexactitude. Un goût sur la langue, une cendre ou une amertume, un inhabituel écho. Comme si elle était inappropriée, comme si elle jouait à la française, à la parisienne mais que ce n’était pas par essence, que c’était un effort, une construction, une fiction. Dans Paris de Cédric Klapish, où elle incarne la sœur de Romain Duris, assistante sociale, quelque chose l’éloigne peu à peu du scénario qui s’exécute. Quelque chose affronte sa puissance d’incarnation. Elle a beau traîner les marchés, ouvrir des fenêtres qui donnent sur la Tour Eiffel, préparer de la cuisine, se donner à un inconnu… rien dans ses actions ne décrit le portrait d’une jeune femme française. Non, tout s’esquive, se mêle à d’autres attitudes, d’autres rythmes, d’autres langues. Elle apparaît exotique, pas à sa place, étrangère en ce monde.
Olivier Assayas a bien perçu cette complexité, cette lutte avec les origines, et lui a offert d’incarner, dans L’Heure d’été, un personnage de Française ayant fait sa vie ailleurs, et ne trouvant jamais sa place, son harmonie dans l’espace familial. Juliette Binoche détonne dans le film, ne se fond absolumment pas dans le décor d’une maison de campagne provinciale. Et avec ses costumes colorés et une blondeur artificielle, elle vit enfin des situations que son hybridation enrichit de fiction et d’émotions. Mais tous les films français ne sont malheureusement pas signés par Assayas, et souvent, on a vu Juliette Binoche à l’étroit dans des récits nationaux.
Souvent, les metteurs en scène se sont aveuglés, charmés par ses rires inattendus, sa peau claire, sa voix franche. Et ils n’ont pas su filmer la particulière fêlure fitzgeraldienne de Juliette Binoche. Toute carrière d’actice est-elle un processus de démolition ? Quand et comment Juliette Binoche a-t-elle abandonné, tourné le dos à sa genèse française? Au début des années 80, elles étaient deux prêtes à peupler les scénarios hexagonaux. L’une fut baptisée par Pialat dans À nos amours, l’autre par Téchiné dans Rendez-vous. Toutes les deux étaient découvertes à travers des titres qui signaient la promesse, le souhait, l’absolu espoir. Si on les compare aujourd’hui, on comprendra mieux ce fragile tropisme vers l’ailleurs de Juliette Binoche que je tente de définir, cette inflexion d’ascendance. Sandrine Bonnaire est restée dans la terre du cinéma français. Elle l’incarne sans volonté. Quand pour Juliette Binoche, c’est devenu une discipline, une utopie. Elle n’est plus d’ici, et c’est évidemment une force, un trésor de guerre pour une comédienne. Déterritorialisée par son travail actrice, il n’est pas étonnant qu’elle livre bataille sur d’autres frontières : danse, peinture… Juliette Binoche a créé sa propre zone de jeu. Qui veut jouer avec elle doit franchir ses frontières. Elle est désormais une nation invitante.