Le Temps
21 décembre 2000 · J.S.
Didon. Femme amoureuse, femme seule abandonnée sur les rives de Carthage par l'homme qu'elle aime, cet homme qui décide de poursuivre sa légende personnelle. Meurtrie, elle
passe à l'acte. Sort le poignard. Commet le suicide.
Cette image, associée à la reine de Carthage, a fait le tour de l'Occident. Métastase en a tiré un livret — Didone abbandonata — , Purcell en a puisé une lamentation sublime— le fameux Remember me dans son opéra Dido & Aeneas. Et voilà que l'Opéra de Lausanne représente le mythe dès le 31 décembre. La Didone de Francesco Cavalli ne pourrait être qu'un avatar de plus, destiné à entériner la tragédie, si un homme n'avait voulu voir les choses autrement.
Il s'appelle Francesco Busenello. Il a vécu à Venise, un écrivain progressiste du XVIIe siècle. Il a fourni la matière première à Monteverdi, pour son Couronnement de Poppée, oeuvre d'atelier écrite en collaboration avec ses élèves. Parmi ceux-ci, Francesco Cavalli est le plus prometteur. L'écrivain et le jeune compositeur s'entendent à merveille. Ensemble, ils bâtissent un opéra intitulé La Didone, représenté pour la première fois en 1641.
Venise, jour de fête. La peste a ravagé la ville. Le carnaval sert à chasser les idées noires. On va au théâtre, pour découvrir ce premier chef-d'oeuvre du Cavalli. Et qu'est-ce qu'on voit sur scène? Didon, décidée à mourir. Mais voilà qu'un homme lui tend une main, celui-là même qui l'a accueillie sur ses terres, alors qu'elle fut condamnée à l'exil. Didon renonce au suicide, elle épouse Iarbas, le roi des Gétules. "Espoirs et vie", les deux derniers mots de l'opéra symbolisent un retournement de situation, une lueur d'espoir offerte par un écrivain à un peuple qui a frôlé la mort.
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"LA DIDONE est l'opéra de la métamorphose. Dans la vie, il y a des moments de passage, de métamorphose: la perception du monde change", commente le metteur en scène ÉRIC VIGNER, qui signera sa première production d'opéra, à Lausanne. "Ce message est d'autant plus pertinent qu'en cette fin de millénaire, toutes les valeurs s'écroulent. Les idéologies n'existent plus. À quoi allons-nous nous rallier?" Et d'insister sur le happy end — Didon renonçant au suicide, le mariage avec Iarbas — qui change tout: "Quand on fait une bonne fin, ce n'est pas juste pour faire une bonne fin. Au plan dramaturgique, le mot vita est le point d'orgue de tout un trajet vécu par le spectateur."
L'amour terrestre, furtif, insaisissable. "La chose trés belle qu'a imaginée ÉRIC VIGNER, explique CHRISTOPHE ROUSSET, c'est qu'en vérité, on tombe toujours amoureux de la même personne. Dans ce spectacle, Didon sera chantée par la même cantatrice que Creuse, sa première femme qui meurt à Troie. Enée tombe donc amoureux de la même femme. Parallèlement, Didon subit les pressions amoureuses de Iarbas, alors qu'elle est veuve et qu'elle a juré fidélité à son mari défunt. Mais, par l'intervention de Vénus, elle s'éprend d'Enée. Et alors, son cœur s'ouvre de nouveau à l'amour. À partir de là, elle peut voir Iarbas qu'elle n'avait pas vu auparavant."
Sur scène, deux beautés nordiques. Blonds aux yeux bleus, 1 mètre 95. "Enée et Iarbas sont un peu comme deux jumeaux: bien bâtis, absolument désirables. Si le premier incarne l'amour magique — Enée étant le fils de Vénus — Iarbas s'impose de façon évidente."
Mais le mot reste le moteur de l'ouvrage. "CAVALLI est encore sous l'influence de son maître MONTEVERDI, poursuit le chef d'orchestre. Sa musique est essentiellement fondée sur la déclamation, d'où l'avantage d'avoir des personnages crédibles sur scène." Ce style, baptisé recitando cantando, oscille entre ce qui est purement parlé et ce qui tend vers le chant.
"Le texte de BUSENELLO est d'une extrême beauté poétique, commente ÉRIC VIGNER. Il est truffé de paradoxes, illustrant cette tension entre la mort du début, avec la chute de Troie, et l'hymne final à la vie. Une métamorphose a lieu, c'est un message d'espoir pour le troisième millénaire."
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L'homme à tout faire
ÉRIC VIGNER signe, avec LA DIDONE, sa première mise en scène d'opéra
Il est un homme très demandé, tous les directeurs l'ont approché pour faire des mises en scène d'opéra. "J'ai mis tout ce temps pour me décider. Je ne peux pas mettre en scène sur commande, il faut un assemblage de circonstances." ÉRIC VIGNER est l'homme à tout faire : acteur, plasticien qui fabrique les décors. "Avant le théâtre, j'ai fait des études d'arts plastiques. Avec LA DIDONE, c'était l'occasion de proposer une vision artistique globale. Créer un objet complètement cohérent."
Il circule à pas feutrés, s'autorise des pauses qui sont comme des méditations. "Pas de bruit, pas de fureur. Vous verrez qu'il y a très peu d'action, dans cet opéra. Comme CHRISTOPHE ROUSSET, je n'aime pas les chichis. C'est un travail de renoncement plutôt que d'addition. Quand on fait entendre les mots, on fait entendre aussi l'histoire, la couleur du temps, les atmosphères, les situations..."
II y a un an, ÉRIC VIGNER montait L'Ecole des femmes de MOLIÈRE, à la Comédie-Française. "Les protagonistes arrivent et racontent des histoires que personne n'a vues. Tout est inventé, tout repose sur l'imaginaire. C'est de l'ordre du poème dramatique récité, comme LA DIDONE."
La métamorphose est une obsession. "Dans mon opéra, il y a un rhinocéros sur scène, inspiré de deux tableaux italiens. Le second représente l'exhibition d'un rhinocéros à Venise, au XVllle siècle. J'ai toujours pensé que c'était une fête. L'animal symbolise une force, mais si on l'allonge sur le flanc, c'est une force morte. Tout d'abord, c'était pour moi la chute idéologique des dictateurs, dans les pays de l'Est. Il n'y a rien de pire que la guerre, d'où l'association avec la chute de Troie. Ensuite, le rhinocéros incarne l'éveil des pulsions érotiques, en Afrique. Pour finir, il se métamorphosera en or."