La Liberté
30 décembre 2000 · ANTONIN SCHERRER
Fêter l'an nouveau? Oui mais pas sans amour...
Les possibilités ne manquent pas pour passer la soirée du 31 à l'opéra. Mais hormis Fribourg, l'Opéra de Lausanne est le seul à proposer un spectacle invitant à une vraie réflexion. Confiée au Français CHRISTOPHE ROUSSET, LA DIDONE de CAVALLI offre un mélange idéal de profondeur et de sensualité.
Il y a mille et une laçons de passer Nouvel-An - le scoop! Les machinales. et les réfléchies, Champagne. cotillons et soupe à l'oignon à ma gauche. jus de carotte nature et descente aux flambeaux à ma droite. Sur les scènes, mêmes contrastes : CARMEN d'un côté à Genève, LA DIDONE de CAVALLI de l'autre à Lausanne. À mi-chemin, les accents très "reveillonnesques", des Best of Broadway à Vevey. Comment choisir?
PHILIPPE DE BROS, directeur plein d'humour du théâtre susnommé, suggère de partager la famille en deux : les parents sur les traces de la Grève héroïque à Lausanne - avec escapade techno au Loft en sus après les fastes du Palace... pour jouir enfin des charmes de la solitude - et les enfants avec les grands-parents chez lui, à la rencontre de l'Amérique swinguante et spectaculaire. Soit. Mais de même que certains chantent les vertus de Noël ensemble, beaucoup souhaitent trinquer au millénaire en famille - ne serait-ce que pour redresser la barre après les furies de l'année dernière. Il faut trouver un dénominateur commun. La foire? Plus vraiment dans l'air du temps. Méditation zen avec peau de phoque à six heures le matin du 1er ? Trop extrême. Soupir.
Mais c'est bien sûr, que diable ! Nouvel-An est le moment idéal pour opérer un véritable retour sur soi ! Pas n'importe comment. bien sûr - pas dans une cave, ni seul au milieu d'une piste de ski, mais avec l'appui d'une nourriture substantielle. L'amour ! Ô le beau mot... ô le grand mot ! Parler d'amour, oui, la bonne idée - on en est plein, mais ignore souvent comment faire ressortir sa saveur en cuisine. Un guide s'impose : l'honnêteté ne surgit souvent qu'au contact d'une “justice" extérieure. À plus de 350 ans de distance, LA DIDONE de FRANCESCO CAVALLI regardera les lyricomanes lausannois un peu comme ce guide : le corps lavé par la brosse d'acier du temps, et des yeux plus perçants que jamais - on ne dure pas aussi longtemps sans raison.
Pour CHRISTOPHE ROUSSET directeur musical du spectacle, cette oeuvre du premier baroque italien traverse les époques sans rides. N'est-on pas aujourd'hui encore l'homme ou la femme d'un seul et unique partenaire rêvé, comme Didon pour Enée? La société change, l'homme demeure. Le 31 viendra, puis s'en ira. Mais les idées glanées, elles, resteront. Comme un gage d'éternité. Avant le coup d'envoi de ce spectacle mis en boite par ÉRIC VIGNER, le musicien nous livre en vrac quelques réflexions impromptues sur cette Didone qu'il fréquente depuis plusieurs années. En inconditionnel de sa pratique authentique. il ne voit dans cette musique aucun obstacle esthétique pour le profane. Ecoutez...
CHRISTOPHE ROUSSET : "C'est difficile pour moi de parler au nom de tout un chacun, car j'ai baigné dans cette musique depuis mon plus jeune âge. Ce que je peux dire, c'est que c'est une musique extrêmement sensuelle, et fondée principalement sur le mot. II y a très peu d'airs, tout est dans la déclamation, dans le drame chanté. Cela ressemble plus à du GLUCK qu'a un opéra de HAENDEL. Il n'y a pas de "cocottes" ni de vocalises : tout est dans la simplicité de la langue et dans l'expression. En montant cette DIDONE, ÉRIC VIGNER et moi-méme avons tout mis en oeuvre pour que l'expression de cette Vérité immédiate soit la plus simple possible."
Où situez-vous LA DIDONE dans la grande chaine des opéras baroques?
C.R. : - "Clairement à la naissance de l'opéra. Elle est datée de 1641, et est donc antérieure au COURONNEMENT DE POPPÉE de MONTEVERDI. Elle correspond à la toute première école vénitienne - qui est née, soit dit en passant, quelques décennies après la CAPPELLA BARDI florentine, mais qui a créé quelque chose de totalement nouveau. Ici, il ne s'agit plus d'opéras composés pour un roi ou pour une cour, mais d'opéras privés. On écrit tout à fait différemment. principalement pour des stars - car les stars, hier comme aujourd'hui, amènent du public dans les salles. Une dynamique qui s'apparente donc beaucoup à celle d'aujourd'hui, ou celle qu'a connue HAENDEL lorsqu'il finançait lui-même ses productions."
Esthétiquement, quelle incidence a cette "privatisation" de la création lyrique à Venise sur les oeuvres à proprement parler?
C.R. : - "Celles-ci gagnent incontestablement en sensualité. Il faut voir aussi que lorsque CAVALLI se met à l'ouvrage pour sa DIDONE. Venise sort d'une grande peste. et qu'elle aspire d'autant plus, dans cette dynamique de retour à la vie, à une certaine jouissance. à un certain épicurisme. On est à l'opposé d'une optique moralisatrice. FRANCESCO BUSENELLO, qui est l'auteur du livret de LA DIDONE, mais aussi du COURONNEMENT DE POPPÉE, va clairement dans ce sens. plaçant la vie toute-puissante au sommet de la hiérarchie dramatique. C'est la raison pour laquelle, notamment, Didone meurt pas à la fin de l'opéra, mais au contraire se marie, et décide d'en profiter pleinement comme tous les Vénitiens de l'époque."
Qu'est-ce qu'une telle oeuvre peut bien avoir à dire à des mélomanes du presque XXI' siècle?
C.R. : - "En premier lieu tout ce que l'on peut dire sur l'amour ! La chose intéressante dans la vision d'ÉRIC VIGNER c'est qu'il met particulièrement en évidence le fait qu'un homme aime toujours plus ou moins le même genre de femme, et qu'une femme aime toujours plus ou moins le même type d'homme - l'un des propos charnières de l'oeuvre - en faisant chanter Didon par la même femme qui avait incarné précédemment Créüs, tuée par une balle perdue, et en créant une illusion de gémellité entre Filée et lamina. Le traitement de l'histoire est un peu similaire à celui de TRUFFAUT dans son film JULES ET JIM avec cette espèce de trio dont à la fin l'un des trois reste sur le carreau - en l'occurrence Enée, puisque Didon choisira larba par la force des choses."
Mais il y a aussi toutes les figures divines, qui ne sont plus vraiment dans l'air du temps en l'an 2000...
C.R. : - "Oui. mais CAVALLI les traite comme des figures de carnaval - car à l'époque à Venise, pratiquement tous les opéras étaient créés durant la période du carnaval. Ces figures jouent avec les êtres humains, ce qui procure aux situations situations dramatiques un certain recul. Tous les musiciens de la fosse sont habillés en vénitiens XVIIIe avec des petits masques, pour renforcer encore cette dimension de jeu."