Les Inrockuptibles · 24 juin 2004 · ANTIGONA

Les Inrockuptibles · 24 juin 2004 · ANTIGONA
Le constat halluciné d'un monde éclaté qui, comme un puzzle, se compose et se décompose sans jamais progresser.
Presse nationale
Critique
Patrick Sourd
23 Juin 2004
Les Inrockuptibles
Langue: Français
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Les Inrockuptibles

24 juin 2004 · Patrick Sourd

Décomplexé

Revisitant le mythe de la fille d'Oedipe, Éric Vigner et Christophe Rousset dénombrent les ruines de l'héritage du siècle passé. Réalisée par les graphistes de M/M, Michaël Amzalag et Mathias Augustyniak, la toile qui sert de décor à Antigona ressemble à ces cahiers d'écoliers rêveurs, noircis d'un entrelacs de dessins comme autant de précieux indices, de symboles et d'icônes témoignant mieux que des mots des enjeux de la quête d'Antigone.

Du nom de Thèbes — la ville où le drame se déroule — à ces tracés régulateurs ramenant les destins d'une famille vers un unique point de fuite, du plan d'un palais à une porte ouverte vers le néant, cette vision multiplie les pistes en s'enluminant d'une colombe et d'un énigmatique turbot, d'un sexe éjaculant et d'un troupeau de spermatozoïdes. Le constat halluciné d'un monde éclaté qui, comme un puzzle, se compose et se décompose sans jamais progresser.

"Le regard que portent les M/M sur Antigone cristallise notre approche du mythe. Il témoigne sans appel de la transgression du tabou, du désordre engendré par l'irréparable faute d'Oedipe. En tuant son père et en couchant avec sa mère, Oedipe en finit une fois pour toutes avec le monde tel qu'il est organisé, et entraîne avec lui sa descendance incestueuse dans la déchéance. Au début de l'opéra, pour savoir qui doit régner sur Thèbes, ses deux fils s'entretuent dans un combat sans merci. L'acte de leur soeur, Antigone, est d'aller au bout de la logique du père, pour en finir avec la malédiction qui pèse sur sa lignée. Antigone n'est pas une pasionaria qui s'oppose à une loi injuste, mais une soeur, qui, après avoir honoré les dépouilles de ses frères, n'aspire qu'à une chose ; les rejoindre dans la mort."

Autant dire qu'Éric Vigner et Christophe Rousset, à la direction musicale, prennent comme un prétexte cet opéra composé en 1772 par Tommaso Traetta pour Catherine II de Russie. Avec la complicité de la soprano Maria Bayo, ils s'amusent des bizarreries d'un opéra de cour pour finalement revenir à la lettre du mythe. Pour les besoins de la cause, le livret de Marco Coltellini amende la fin d'Antigone, invente un mariage royal qui, comme un happy end, laverait son héroïne de toute culpabilité.

À cet éloge du règne de la Grande Catherine, ils font succéder le dénouement rapporté par Sophocle, celui d'une Antigone emmurée vivante qui se suicide pour assumer son destin brisé. S'emparant de l'héritage lointain de cet Antigone baroque, ils transforment le cérémonial musical en une série de rituels qu'ils dédient aux échecs de notre XX e siècle. Dans d'impressionnants tableaux de groupes, ils nous rappellent nos défilés populaires comme autant d'erreurs historiques.

En évoquant Berlin, Moscou ou Pékin, ils renvoient dos à dos les idéologies, fabriquent une Antigone résolument politique qui n'a de compte à rendre à aucun ordre établi, se moque des lois des hommes, et n'avance vers son destin que pour éteindre l'outrage perpétué par un père. Une mort assumée pour en finir avec l'inceste, pour que "l'amour trouve une autre forme pour renaître".