Les Inrockuptibles · 2006 · PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA
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Les Inrockuptibles
2006 · ÉRIC VIGNER
Les enfants de DURAS
PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA tisse un lien entre deux oeuvres de MARGUERITE DURAS. Et offre ainsi une seconde vie à l'écriture et aux personnages de l'écrivaine.
"Mon histoire avec MARGUERITE DURAS remonte à 1993. J'ai rencontré son écriture avec la mise en scène de La PLUIE D'ÉTÉ, au Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris, d'abord, puis à Brest et en tournée, en Russie. Puis j'ai rencontré la femme, l'écrivaine, MARGUERITE DURAS. Elle est venue voir La PLUIE D'ÉTÉ, elle est revenue plusieurs fois, dans des villes différentes, bien qu'à l'époque elle ne sortait plus de chez elle. Ça a été une véritable rencontre, de re-connaissance (elle disait : "Toi, je te reconnais") humaine et artistique. C'est alors qu'elle m'a offert les droits du scénario HIROSHIMA MON AMOUR.
Aujourd'hui, pour le Festival d'Avignon, je monte PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA, qui fait le lien entre ces deux textes, à l'intérieur de notre histoire. Mon travail au théâtre d'une façon générale, et plus particulièrement avec DURAS, est plus lié à la volonté de faire entendre une écriture qu'à celle de raconter des histoires. DURAS elle-même disait : "Écrire, ce n'est pas raconter des histoires. C'est le contraire de raconter des histoires. C'est le tout à la fois. C'est raconter une histoire et l'absence de cette histoire. C'est raconter une histoire qui en passe par son absence." C'est à l'acteur, par l'acte de profération, de donner à éprouver ce que DURAS active et réactive sans cesse d'oeuvre en oeuvre : l'écriture en train de se faire, de s'inventer tout en se défaisant. Elle dit : "On ne peut pas écrire sans la force du corps."L'écriture, ça ne se nomme pas ; c'est comme un souffle qui à un moment donné rencontre le corps de l'acteur et celui de l'auteur dans le moment même du jaillissement de l'écriture.
C'est ce moment que je recherche dans le travail avec les acteurs. Avec le recul, je m'aperçois que j'ai surtout fait du théâtre avec des écritures qui ne sont pas, à proprement parler, dramatiques. Je pense à Dubillard, aux minutes du procès Brancusi mais aussi à DURAS. Ce n'est pas sur son oeuvre - théâtrale que je me suis penché. Avec DURAS, c'est toujours et avant tout d'écriture dont il s'agit. L'écriture a pris forme dans des livres, des romans, des articles, des pièces de théâtre, des scénarios de films... Ainsi, quand elle publie le scénario de HIROSHIMA MON AMOUR, elle rajoute les textes préparatoires, les séquences coupées, les portraits des personnages. Elle fait oeuvre nouvelle.
La Pluie d'été est aussi un exemple parfait puisque de la phrase d'Ernesto : "Je ne retournerai pas à l'école parce que, à l'école, on m'apprend des choses que je ne sais pas", DURAS a d'abord fait un album pour les enfants Ah ! Ernesto, en 1971 ; un film, Les Enfants, en 1984 ; un livre, La PLUIE D'ÉTÉ, en 1990 ; ensuite, ce livre est devenu du théâtre en 1993, puis de nouveau un film pour Arte*, et de nouveau du théâtre dans cet ensemble PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA. L'héritage de DURAS, c'est aussi cette capacité qu'elle avait de remettre sans cesse en chantier ses propres oeuvres et qu'elle nous lègue comme possibilité. Elle n'est plus là, et pourtant, l'écriture poursuit son chemin et génère d'autres écritures. Je pense que dès qu'il y a écriture, il y a possibilité de théâtre. L'oeuvre durassienne représente un tout. Un tout avec des périodes différentes, plus ou moins abstraites, drôles, concrètes ou tragiques. Chaque partie renvoie au tout et vice versa.
Ainsi les figures héroïques, les histoires se répondent de livre en livre. "Elle" dans Hiroshima... serait déjà la figure de Lol dans Le Ravissement de Lol V Stein, ainsi Jeanne, l'incendiaire de La PLUIE D'ÉTÉ, pourrait être la petite coureuse de Nevers. De même, on pourrait imaginer que l'amour qui lie Ernesto et Jeanne dans La Pluie... trouverait un prolongement, une seconde vie, une suite dans HIROSHIMA MON AMOUR. C'est une écriture singulière dans la production littéraire contemporaine. Cette écriture qui échappe est, d'une certaine manière, visionnaire et active. Je la crois libre, engagée, vitale et nécessaire. C'est pour ces raisons fondamentales que je m'attache à son déchiffrage au théâtre. Ce peut être du théâtre et ce n'est peut-être pas du théâtre, mais à partir du moment où l'écriture est prononcée cela peut devenir du théâtre. Et cela m'aide à formuler le théâtre que j'invente.
Il faut beaucoup de patience et de temps pour parvenir au sentiment qui produit le mouvement de l'écriture, pour la comprendre dans le sens où il faut la ressentir, puis se l'approprier pour pouvoir la reproduire ou plutôt l'inventer dans le présent de la représentation. Et c'est ce à quoi je veux me consacrer. Dans mon travail, j'essaie de faire en sorte que le spectateur ne soit pas placé devant quelque chose, mais dedans ; j'essaye de faire en sorte qu'il vive une expérience sensible, sensorielle, sensuelle qui le place dans le corps même de l'écriture et pas seulement en face des idées qu'elle véhicule pour encore mieux y accéder. Il s'agit de permettre une relation directe entre l'oeuvre et le public. Pour bien regarder, ou pour bien entendre, il faut quelquefois changer de posture et cela passe par une expérience kinesthésique. Le cloître des Carmes, pour lequel je crée PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA, génère naturellement en son centre une aspiration verticale, une élévation vers le ciel. C'est un déambulatoire entre ombre et lumière, qui permet la méditation.
DURAS disait : "J'écris sans écrire. Je prends de l'ombre, je prends de la lumière, je les dispose de sorte qu'elles ne soient pas dissociables l'une de l'autre et que leur voisinage ne puisse pas être remis en question. Mais ce n'est pas assez. La lumière dont je me sers n'est jamais assez forte, jamais, et j'en meurs." Ce lieu-là, le cloître, s'est imposé à moi et au projet comme une évidence absolue.
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