Le Télégramme
4 novembre 1994 · Renaud Clech
ÉRIC VIGNER : "Savoir ne pas savoir"...
Fondateur de la compagnie Suzanne M., metteur en scène encensé de La pluie d'Eté de Marguerite Duras l'an dernier et récemment nommé directeur du centre dramatique de Lorient (il prendra ses fonctions en juillet prochain), ÉRIC VIGNER est l'un des cinq ou six jeunes "loups" du théâtre actuel en France.
Sa découverte de l'auteur d'origine irlandaise GREGORY MOTTON et l'entente complice qui s'est tissée entre eux deux ne sont sans doute pas étrangères aux attaches bretonnes d'ÉRIC VIGNER : "un pied dans les vicissitudes et l'autre dans l'irrationnel, les contes, les histoires...".
Une dimension poétique...
"J'éprouve la volonté d'inscrire au théâtre une dimension poétique perdue. Je crois que le rationalisme est achevé, que la découverte de Brecht au Théâtre des Nations dans les années 60 est elle aussi terminée. Aujourd'hui il faut savoir ne pas savoir, savoir être dans le doute, un doute optimiste proche de la philosophie des Celtes, paradoxale et non nommée. Il ne faut pas tout vouloir expliciter sinon on meurt" confiait-il en septembre 94 à Philippe Tancelin (Digraphie).
GREGORY MOTTON, en écho, affirme : "L'artiste doit descendre dans l'inconnu sans limites de l'âme humaine, résister à l'évident, aller au coeur enfoui des choses où le sens même est rare. Il ne peut savoir ce qu'il trouvera, il doit réfréner son jugement, être illogique et obstiné".
Et ÉRIC VIGNER apprécie ainsi la démarche de "son" auteur : "Motton ne fait pas de dramaturgie. Il livre son théâtre sans mode d'emploi : "C'est une énigme à découvrir avec les acteurs" aurait dit Antoine Vitez. De la poésie pure qui vous touche au coeur".
Un théâtre humaniste
Dans Reviens à toi (encore), poursuit ÉRIC VIGNER, "on ressent que ça cause de l'existence, de notre existence, de l'homme et de la terre, aujourd'hui. Ce n'est pas une pièce sur les sans-abris, pas un documentaire "Motton ne fait pas de critique sociale. La question est métaphysique".
"Motton, c'est du théâtre humaniste, c'est à dire optimiste, du théâtre qui revendique tendrement la nécessité de la poésie aux hommes, sans savoir encore quelle forme elle doit revêtir".
"Chercher, en direct, douter sans lourdeur, sans grisaille, sans misérabilisme, douter avec grâce, avec humour, avec violence et passion: Motton est mon contemporain et je le comprends de l'intérieur".
Après Evreux et Albi, avant Saint-Brieuc, Caen et Cherbourg puis l'Odéon de Paris du 29 novembre au 16 décembre dans le cadre du Festival d'Automne, ÉRIC VIGNER fait le pari que le public quimpérois let peut-être surtout le jeune public) saura adopter cette tragi-comédie sans réelle intrigue entre fiction et réalité et adopter aussi "de l'intérieur" ces trois figures (une Sainte Trinité ?) qui, loin d'incarner des personnages de convention, n'existent que parce qu'elles parlent, osent enfin prononcer les mots et s'avouer leur vérité sans se réfugier dans la psychologie ni subir le jugement moral.
Dire pour être et rendre l'avenir encore possible... Et si le théâtre nous faisait faire l'économie d'une psychanalyse ?
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Au plan théâtral, la nouvelle saison de l'ADC (préfiguration de Scène Nationale) débutera mardi prochain par la création du metteur en scène ÉRIC VIGNER : Reviens à toi (encore) du britannique d'origine irlandaise GREGORY MOTTON.
Cette pièce traduite de l'anglais par Nicole Brette, est interprétée par Marilu Marini, Bruno Raffaelli et Alice Varenne.
À ces trois acteurs, ÉRIC VIGNER a ajouté un quatrième comparse, le musicien Patrick Molard, grand maître en "pibroc'h", forme classique de cornemuse écossaise.
Dans le vieux théâtre à l'Italienne de Quimper, vide et comme désaffecté mais chargé d'histoire (une volonté affirmée du metteur en scène), trois êtres jouent pour eux-mêmes et deviennent, pour eux-mêmes, les personnages de leur propre histoire.
Un quadragénaire écartelé entre deux femmes (l'épouse abandonnée ? Sa fille à qui il pourrait bien avoir fait un enfant ?) : trois êtres qui n'ont rien et qui ne sont rien, ne savent trop ce qu'ils font sinon qu'ils tentent de vivre, livrés à des souvenirs, des fantasmes, des espérances, des aveux qui émergent enfin...
"Des personnages sans histoire, au-delà des larmes et de la douleur, pour une fable moderne, d'ici et de maintenant" souligne ÉRIC VIGNER qui souhaite s'adresser "au coeur plutôt qu'à la tête" des spectateurs.
"Motton propose un espace, une ouverture où chaque spectateur peut créer sa propre version. Il n'y a pas de message. Cette pièce est un objet poétique où chacun peut voyager".
"Ces trois êtres rêvent d'utopie mais pas mollement. À travers eux, l'optimisme de Motton revient à nous dire "Construisez votre avenir"...".