Le Monde · 2 octobre 1999 · L'ÉCOLE DES FEMMES
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Le Monde
2 octobre 1999 · Jean-Louis Perrier
Agnès en servitude à la Comédie-Française
Pour sa mise en scène de L'ÉCOLE DES FEMMES, ÉRIC VIGNER marque la ségrégation et la soumission de l'univers féminin. Le texte, comme une partition, est servi par une troupe sans faille.
Chaque ÉCOLE DES FEMMES a dû choisir son maître. À la fin des fins, qui l'emporte ? Arnolphe ? Agnès ? Qui d'autre encore ? L'Amour ? La Jeunesse ? Dans cette première création de la saison salle Richelieu, ÉRIC VIGNER abandonne L'Ecole aux mains des hommes. Une confrérie exclusive qui occupe l'essentiel de la scène et place l'autre sexe en apartheid. Le masculin et le féminin ne sont pas deux genres, mais deux espèces différentes, assignées à deux espaces et deux temps différents. La ségrégation est marquée par la dissemblance des costumes (beau travail de Pascale Robin). Aux hommes l'inspiration Grand Siècle ; aux femmes une corolle florale futuriste, qui en fait de très contemporaines martiennes.
Toutes maîtresse et servante qu'elles puissent être, Agnès et Georgette sont taillées dans la même étoffe et la même coupe, toutes deux conçues et cultivées au service de l'autre espèce. L'entrave du vêtement maintient leurs mouvements en servitude. Elles peuvent faire les belles. Rien de plus. Il n'est de grâce qui sente sa soumission. Les bouches sont à l'avenant, dans la répétition de tournures apprises. Un moment, Agnès paraît prendre quelque distance avec elles - dans sa lettre, seul passage non versifié de la pièce. Sa lecture à deux regards - masculins - est comme une indécente mise à nu. Ballottée entre ses leçons et ses émotions, entre son éducation (par les hommes) et sa nature (de femme), Agnès ne parviendra pas à trouver son chemin et finira perdue, hébétée, statufiée par la douleur et l'incompréhension.
Cette ÉCOLE DES FEMMES nous conduit très loin du récit auquel nous sommes accoutumés des amants vainqueurs d'un imprudent barbon. Pourtant, elle coule de même source. Comme les enfants selon Agnès, le Molière d'ÉRIC VIGNER se fait "par l'oreille".
ÉCOUTE EXIGÉE
L'écrit est placé entre le personnage et le spectateur, en passage obligé. C'est à lui de se faire entendre. À lui d'entraîner les corps. Rien ne doit le précéder. Un Molière neuf se découvre ainsi, dans une partition où chaque note est jouée, exigeant une écoute attentive. Une musique subtile, qui ne manque pas de déranger les gens pressés, abonnés aux digests en tous genres. Elle se déguste comme la pomme promenée, en métaphore changeante, tout au long de la pièce. Elle pourrait être l'objet d'amour auquel s'adresse Arnolphe :
"Sans cesse nuit et jour je te caresserai,/Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai. "
Sa conception n'en est pas pour autant immaculée. Souvent les couleurs des passions viennent à saillir entre les lignes, transpercent les phrases de stridences d'autant plus violentes qu'elles sont brèves, retrouvant quelques airs connus. Les corps poussent, souffrent, avouent, pâlissent et s'évanouissent, tentent de faire valoir leur propre langage, puis se résignent à faire retraite sous la protection du verbe. Horace (Éric Ruf) en satyre insouciant peut l'accommoder de ses cabrioles, et même la petite Agnès (Johanna Korthals Altes), y aller de ses coups de griffes, sans que bouge le tempo, lancé du bâton de brigadier par Arnolphe (Bruno Raffaelli).
Bruno Raffaelli est un Arnolphe de haute mémoire. Les premiers gestes, qui mêlent componction, suffisance, gourmandise, une sorte d'hygiène bucolique, trahissent l'homme arrivé. À la quarantaine, il aurait maîtrisé ses passions et il ne lui manquerait plus qu'un titre (il se l'attribue) et une épouse sûre (il croit pouvoir le faire). Chez lui, rien n'est jamais tranchable de la passion vraie ou de la passion jouée. Il a tout perdu, il n'a rien perdu. Bruno Raffaelli est à la fois dans l'intelligence du personnage et dans celle du spectateur. À ses côtés, la troupe du Français se montre sans faille - superbe Chrysale (Jean-Claude Drouot) et inquiétante Georgette (Catherine Samie).
La simplicité - l'austérité - du travail d'ÉRIC VIGNER est cependant contredite par un décor si tarabiscoté que même le tulle qui le constitue devient plus pesant qu'empesé. Et il est au moins une idée qui, pour être réalisée ici en finesse, n'en est pas moins d'éternel retour : la mise à nu du théâtre. Ces désappointements ne remettent pas en cause une mise en scène remarquable. D'autant moins qu'ils sont immédiatement colmatés par un trio (piano, clarinette, violon) qui ajoute son bonheur à celui des voix.
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