Révolution · 1 novembre 1991 · LA MAISON D'OS

Révolution · 1 novembre 1991 · LA MAISON D'OS
Le théâtre, selon Éric Vigner, doit donner une image du monde et interroger notre présence au monde.
Presse nationale
Critique
Sylviane Gresh
01 Nov 1991
Révolution
Langue: Français
Tous droits réservés

La Création · Révolution

1er novembre 1991

Entretien réalisé par Sylviane Gresh

Autour d'Eric Vigner en «chef de bande», se sont regroupés de jeunes professionnels issus pour la plupart des écoles supérieures d'art dramatique. Ils sont tous mus par le désir profond d'un théâtre différent, nécessaire, en rupture avec le théâtre actuel. En choisissant comme premier auteur Roland DUBILLARD et comme pièce la Maison d'os, ils ont pris pour devise cette phrase de DUBILLARD « Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut ; ou sinon je vais me taire, c'est à choisir. »

Sous les tonnes de béton de l'Arche à la Défense, très exactement dans son son socle, cette maison d'os prend des allures de tombeau funéraire, de pyramide pour nos lointains descendants. Sortir des parkings pour émerger un soir pluvieux d'automne sur le parvis de la Défense tient déjà du cauchemar, mais quand en plus les incidents techniques se multiplient, arrêt du monte-charge et panne d'électricité, on se prend à penser que le lieu est hanté et à se demander, comme Roland DUBILLARD, «où est le dedans, où est le dehors ?». Et nous entrons dans un monde étrange, fantôme, d'après la fin du monde. À proprement parler, fantastique. D'ailleurs, les bidons rouges qui servent un moment de rideau de scène glissent de côté et toutes les frontières s'effacent. On découvre alors un espace un peu loufoque, avec au fond un arbre de Noël entouré de fêtards avinés qui chantent une chanson à boire. Le sol est percé de trous, trappes et fausses trappes où les domestiques disparaissent parfois tant ils passent virevoltent dans une agitation fébrile. Éric Vigner a parfaitement su organiser un espace mystérieux, un mode sans repères où l'on se perd, comme une image burlesque et un peu folle de notre monde aujourd'hui.

Très maquillés, enveloppés comme des volatiles nocturnes dans des manteaux sombres, les domestiques s'affairent pour servir le vieux maître tyrannique qui habite l'étage supérieur, lieu mystérieux invisible, signalé uniquement par la montée de l'ascenceur. «Monsieur est mort !», c'est la fête, les serviteurs deviennnent libertins diaboliques, parfois poétiques. Mais non, Monsieur descend, raide et sarcastique, comme un cadavre sorti du placard, et ratiocine dans une langue complètement destructurée mais jubilante et libre ses obsessions de la mort et de l'abandon.

C'est un spectacle drôle sur la mort quand elle envahit la tète et hante les lieux ; où alternent avec bonheur rêveries poétiques et métaphysiques dans une atmosphère grandguinolesque. Il faut voir cette Maison d'os sous l'Arche, où «comment installer les morts dans un lieu sans mémoire». Sinon, ne les manquez pas dans la Piscine du Campagnol à Châtenay/Malabry en février 92.

DUBILLARD est peu joué au jourd'hui. Vous l'avez choisi pour votre première mise en scène.

ÉRIC VIGNER : Pour moi, DUBILLARD est le type même de l'artiste libre ; non pas un auteur dramatique, mais un véritable poète. Il est aujourd'hui un peu oublié et c'est injuste. On connaît uniquement ses dialogues qui viennent d'être réédités et qui sont beaucoup travaillés dans les cours d'art dramatique. La Maison d'os date de 1962, la même année que Le roi se meurt d'Eugène Ionesco. Il s'agit d'ailleurs exactement du même thème, mais celle-ci est écrite dans une dramaturgie classsique, qui explique son succès, alors que celle-là est vraiment libre, nouvelle, construite comme un puzzle,... et elle est passée inaperçue. Poirot-Delpech, critique dramatique à l'époque, écrivait cette phrase très juste : «C'est une pièce métaphysique à l'heure du cabaret poétique». C'est effectivement une pièce inclassable, atypique, sans véritable histoire. Elle comprend 120 scènes. Les éditeurs en ont retenu 80 et nous 55 pour le spectacle. DUBILLARD a écrit cette pièce après le suicide de sa femme. C'est une pièce non sur la mort, mais sur l'abandon de la mort. Qu'est-ce qu'on fait quand le manque est si grand ? Il se trouve que cela correspondait à un moment douloureux de ma vie personnelle, et que dans le théâtre actuel, je ressens aussi un manque terrible.

Pourquoi faites-vous du théâtre ?

ÉRIC VIGNER : J'ai envie de crier aux gens de théâtre, aux spectateurs, au monde entier, ce que crie le vieux maître : «Qu'est-ce que vous foutez là ? Vous ? Ici ? Là ? Tout de suite ?»
Nous vivons aujourd'hui dans un monde sans certitude, sans points de repère. On est tous dans une sorte d'abandon, de marasme. Le spectacle est pour moi, pour l'équipe une manière de répondre à ces questions dans l'amitié et l'énergie du travail. Un personnage de la pièce dit «Qu'est-ce qu'on peut faire ? Pour en sortir, il faut déjà en sortir !». C'est ce que j'ai essayé de faire. Poser au théâtre quelques jalons pour l'avenir. Je n'ai pas envie de créer de «belles images», des spectacles beaux et propres. Je suis plasticien et je saurais faire, mais ça ne m'intéresse absolument pas. Je veux créer un événement pour le spectateur, le faire voyager dans un autre monde. L'an dernier, nous avons monté la Maison d'os dans une usine désaffectée à Issy-les-Moulineaux. C'était aussi la fin d'un monde, celui de la société industrielle du 19e siècle. Ici, sous l'Arche, nous sommes dans un lieu sans mémoire et j'ai l'impression, en montant ce spectacle, de créer de la mémoire. Le théâtre est-il autre chose ? Il me semble que le théâtre d'aujourd'hui a perdu de sa force de provocation, de sa nécessité, de sa raison d'être. Je n'ai jamais considéré que le théâtre devait éblouir et divertir. À mes yeux, il doit donner une image du monde et interroger notre présence au monde. Sinon à quoi bon !

Comment ce premier spectacle a-t-il été financé ?

ÉRIC VIGNER : Quand on s'est réuni à trente pour ce spectacle, c'était avec une énergie, un désir fou. C'était ça ou rien, ce spectacle, ou bien on allait travailler au Mc Donald. On a alors décidé de lancer une souscription. Chacun de nous a contacté 100 personnes et on a récupéré 40 000 francs ; on a trouvé de l'aide auprès des techniciens, des régisseurs des théâtres où nous avions joué auparavant. Avec eux, il y a vraiment des rapports très chaleureux. Pas avec l'institution. Ici, nous faisons ce spectacle avec un budget de 400 000 francs ; nous sommes 30 et nous travaillons depuis deux mois avec une dépense d'énergie absolument folle. Avec si peu d'argent, il est trop dur d'investir un lieu sans mémoire. Je ne recommencerai pas.

Pouvez-vous nous parler de votre prochain spectacle ?

ÉRIC VIGNER : Notre prochain spectacle sera créé à Brest, puis viendra à Aubervilliers. Le théâtre même sera l'unique décor ; il n'y en aura pas d'autre. Les spectateurs ne seront pas installés sur des gradins, je voudrais effacer le plus possible la rupture entre la scène et la salle. Il s'agira d'un spectacle sur la guerre ; l'idée nous en est venue en janvier 91 à Issy-les-Moulineaux. Nous répétions dans le froid et tout à coup on s'arrêtait en tendant l'oreille, parce que la radio annonçait qu'un scud allait tomber. C'était absurde, horrible et complètement burlesque. Notre génération ne connaît la guerre qu'ainsi. Alors, j'ai imaginé une pièce avec des textes de Courteline, Allais, Littlewood, Genet et j'ai écrit un synopsis. ça se passe hors du temps, peut-être dans une Beyrouth rêvée. Il y aurait eu jadis, dans cette ville, un théâtre aujourd'hui bombardé. Sept jeunes garçons vivraient dans ces décombres la guerre au quotidien et organiseraient une offensive pour la défense d'idées comme la liberté... Ça s'appelle le Régiment de Sambre-et-Meuse.