Le ravissement d'Elvire
BRIGITTE JAQUES
Au Conservatoire d'Art Dramatique de Paris, à raison de 7 séances qui ont eu lieu entre le 14 février et le 21 septembre 1940, LOUIS JOUVET fait travailler à une jeune actrice CLAUDIA, la dernière scène d'ELVIRE (Acte IV, scène 6) du DOM JUAN de Molière, CLAUDIA répète chaque fois la scène devant la classe assemblée qui intervient de temps à autre sous l'impulsion du Maître.
Un Maître en un sens ancien et presque oublié, en un sens artisanal aussi ; dernier détenteur peut-être des secrets d'un Art, d'une Tradition, d'une Convention, comme il aimait dire — ('opposant fermement aux conventions de toutes sortes) —, d'un Art du Théâtre enfin, qui nous parait aussi complexe, aussi raffiné que l'Art du Théâtre KABUKI ou du KATHAKALI.
JOUVET, un Maître de l'Art du Théâtre Classique où le texte fait figure de loi.
Mais c'est aussi face aux jeunes acteurs qu'il écoute et regarde avec une acuité, une impatience terribles, cherchant à tout instant la vérité de chacun, que JOUVET s'impose à nous comme un Maitre; dans la force même d'un enseignement qui dépasse celui des professeurs, des pédagogues, et finalement s'y oppose. Car eux n'enseignent, selon la boutade du Tao, que «les choses qu'on peut apprendre, les choses qu'on peut enseigner, c'est-à-dire les choses qui ne valent pas la peine d'être apprises».
Parmi tous les cours publiés, la singularité des sept leçons à CLAUDIA vient de ce qu'on assiste à l'initiation finale d'une élève parvenue au terme de son apprentissage, laquelle a lieu dans cette scène de DOM JUAN à l'épreuve d'un des sommets de l'art théâtral.
«Je trouve que c'est la tirade la plus extraordinaire du théâtre classique» dira JOUVET.
Le soin exceptionnel apporté à la scénographie qui reproduit les humeurs, les silences, les mouvements, la respiration même des participants, «des personnages» fait de ces documents un moment de théâtre exceptionnellement vivant : Nous sommes tout près de connaître le secret du théâtre au travail, nous assistons à l'énigmatique accouchement d'une artiste, nous nous faisons voyeurs de la double passion du Maître et de l'élève, mais en filigrane, c'est déjà celle du metteur en scène et de la comédienne, qui se joue devant nous.
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Cependant CLAUDIA se laisse investir par la parole de JOUVET, parole inlassable qui pousse sans cesse le corps de l'actrice à dessiner le mouvement du texte; qui tisse entre elle et le rôle un réseau de pensées et désirs presque trop dense, presque labyrinthique, et qui tresse aussi comme un second texte autour du DOM JUAN de Molière, un texte de commentaires et d'interrogations qui aboutit à l'interprétation de ce DOM JUAN comme un «miracle», une interprétation incroyablement audacieuse, sans indépassée à ce jour en ce qu'elle résout «miraculeusement» et justifie la construction apparemment «manquée» de la pièce.
«DOM JUAN est un miracle, un miracle du Moyen Age, une pièce qui n'est ni religieuse, ni anti-religieuse, mais qui est baignée tout entière de la préoccupation de Dieu. C'est cela DOM JUAN. Ce n'est pas un coureur de filles, le problème est là». C'est cette interprétation qui s'élabore dans les leçons à CLAUDIA et que sa mise en scène accomplira sept ans plus tard.
Et ELVIRE dans ce contexte apparaît à Jouvet comme une «extatique». C'est à la rencontre d'une mystique que Jouvet prépare longuement CLAUDIA.
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Une mise en scène est un aveu, disait JOUVET, et c'est bien à la déclaration d'un aveu que ces leçons nous font assister. Elles semblent en effet, à mesure que l'on s'achemine vers la fin, les stations marquées d'une approche de l'Art théâtral, comme «d'un phénomène de chimie céleste» où le théâtre serait à la place d'un Dieu inconnaissable et infiniment distant. («Car on ne peut rien savoir sur le théâtre, encore moins que partout ailleurs»).
Il y a là présent, palpable une sorte de devenir mystique de JOUVET. «Pour obtenir un certain état psychique, il faut que l'acteur se conforme à une certaine existence, qu'il soumette son corps à une préparation».
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«C'est quelqu'un qui vient délivrer un message malgré lui». JOUVET parle d'ELVIRE à CLAUDIA, mais ce faisant ne lui donne-t-il pas une définition de l'acteur, la plus utopique et peut-être la plus belle?