La lettre d'information du Ministère de la Culture et de la Communication
14 janvier 1997 · Georges Banu
L'Académie expérimentale des théâtres
Un projet paradoxal qui a fait de la transmission son but et qui délivre un enseignement sans académisme. Présentation par Georges Banu, son directeur artistique.
"On n'enseigne bien que ce que l'on cherche". Cet adage de Gilles Deleuze sert de principe pédagogique à une institution comme l'Académie expérimentale des théâtres. Si elle fait de la transmission son but, elle ne se charge pas de communiquer aux générations nouvelles des savoirs constitués, catalogués, déjà prêts à être livrés comme des prêt-à-porter de l'enseignement. L'Académie échappe à "l'académisme" et est "expérimentale" dans la mesure où elle choisit comme champ de son activité, la matière fluide du théâtre en train de se faire. Cela n'interdit pourtant ni la réflexion ni la transmission.
Ces maîtres qui ne disposent pas, comme disait Peter Stein, de l'eros pedagogicus, mais se mettent en situation de transmission.
Une académie sans l'académisme
L'Académie expérimentale se place dans l'interstice, guère investi, entre les études qui s'achèvent et la production qui s'engage. Elle cherche à sauvegarder la mouvance de ce passage tout en l'enrichissant d'événements et expériences proposés à partir de l'interrogation sur l'état présent du théâtre. Ainsi se sont imposées, à partir de l'ouverture de l'Académie en 1990, des réflexions à plusieurs sur la place de l'acteur étranger dans le travail de la scène française, sur le passage de la parole aux chants dans des pratiques anciennes et contemporaines ou, plus récemment, sur la question, aujourd'hui polémique, du "théâtre d'art". L'Académie se propose d'entraîner de jeunes professionnels ou étudiants intéressés à saisir les mouvements souterrains, à capter les énergies qui émergent, les directions qui se dessinent. L'Académie se situe au carrefour de la profession théâtrale et de l'Université, dans cet entre-deux où le travail concret des artistes et l'examen théorique parviennent à s'éclairer réciproquement. Ce qui fonde son originalité et en fait un organisme atypique.
À cette voie s'en ajoute une seconde, elle concerne non pas les processus, mais les maîtres, occidentaux ou orientaux. Ces maîtres qui ne disposent pas, comme disait Peter Stein, de l'eros pedagogicus, mais qui acceptent parfois - véritable gageure - de se mettre en situation de transmission. L 'Académie se charge d'assurer le contact, direct, non médiatisé des créateurs dont l'oeuvre s'est pleinement affirmée, avec de jeunes artistes en devenir en quête de chemin propre. Cette fois-ci, à la dimension chorale et prismatique des actions inspirées par l'examen de l'actualité succède une perspective monographique, focalisation sur l'exemplarité d'un artiste qui accepte, avec ses collaborateurs, de s'expliquer, de montrer, d'avouer. C'est le cycle Une
oeuvre à questionner qui a conduit l'Académie de Claude Régy et Antoine Vitez à Klaus Michaël Grüber et Luca Ronconi, d'Ariane Mnouchkine à Luc Bondy ou Georges Lavaudant. Le but ne consiste pas à s'identifier à un modèle, mais à décliner les chemins ouverts à la scène contemporaine par certaines de ses figures représentatives.
Il faut tout de même remarquer la fidélité à des artistes, points de repère pour les orientations de l'Académie. Ce fut le cas de Tadeusz Kantor au début de l'Académie, puis de Jerzy Grotowski ou Heiner Müller, et aujourd'hui d'Anatoli Vassiliev. Sans se présenter en maîtres a penser, ils se sont constitués, à travers le temps, en discrètes figures tutélaires dont la présence a nourri à différents moments un certain nombre de projets aussi bien individuels que collectifs. Ils furent des partenaires privilégiés.
Le théâtre oriental
Une troisième hypothèse explorée concerne un pan du théâtre oriental, référence décisive pour bon nombre d'artistes occidentaux tout au long du siècle. Il ne s'agit pas simplement de convier des artistes représentatifs de l'Extrême-Orient, car le but consiste à rencontrer surtout ces artistes qui, chez eux, sont préoccupés par le dialogue de l'Orient et de l'Occident. Des artistes légataires de la tradition, mais en même temps ayant les yeux ouverts vers l'ailleurs d'un autre horizon... Ils sont rares : Tamasaburo, l'étoile du kabuki qui se confronte à Shakespeare et Dostoïevski. Hideo Kanze, maître de nô qui a osé le quitter un temps pour se livrer au théâtre contemporain. Yoshi Oida, acteur emblématique de Peter Brook et en même temps pas tout à fait éloigné de son expérience initiale d'acteur de nô. Ainsi une parenté avec les artistes européens s'affirme et un enseignement hérétique est dispensé. L'Académie les invite car, dans leur art, expérience ancienne et disponibilité à l'autre se conjuguent.
La raison d'être de l'Académie se trouve aussi dans la vocation qui est la sienne de rencontrer la nouvelle Génération et d'oeuvrer à la découverte des metteurs en scène qui s'annoncent comme les artisans du théâtre français de demain. Ainsi se constituent de véritables solidarités confirmées à travers le temps et les jeunes d'hier, Stanislas NordeY, Eric Vigner, François Cervantes, Hubert Colas, Moïse Touré ont eu l'occasion de travailler avec les nouveaux venus d'aujourd'hui. Ne pas s'identifier à une génération, mais s'inscrire dans la dynamique de leur cycle - c'est un des buts de l'Académie. Elle se place au carrefour de l'Ancien et du Nouveau avec tout ce que cela suppose de tension et d'incertitude. Elle procède d'une formation en mouvement, car l'Académie souhaite favoriser le devenir.
La transmission comme expérience
L'Académie assimile la transmission à Une expérience. Expérience de la rencontre et du travail, expérience qui conjugue le savoir et le vécu. C'est pourquoi l'Académie s'est toujours donné pour mission non seulement de découvrir des champs et des personnalités afin de les explorer, mais aussi d'imaginer des scénarios pédagogiques, des contextes de communication, des structures de dialogue. Tout cela sur fond d'une loi qu'elle s'est imposée: ne jamais se répéter. Ne jamais faire retour sur un territoire de recherche ou sur une aventure déjà expérimentée. Dans ce sens-là. elle se différencie de l'Université qui a comme vocation de, justement, reprendre les savoirs pour les livrer aux Générations successives. L'Académie a fait du renouveau son impératif défi.
Une dimension propre à cet organisme qui souhaite se trouver en se cherchant sans cesse, se détache aussi grâce aux rapports qu'il se propose d'instaurer entre la théorie et la pratique. Certaines des initiatives importantes de l'Académie ont été conçues comme des chances accordées aux mots de s'enraciner dans les actes et aux actes de s'éclaircir par le recours aux mots. Du Secret de l'acteur en 1990 aux Scènes d'acteur en 1996, des Romans du théâtre en 1995 au Théâtre de la langue. la langue des théâtres en 1997 - autant de chantiers où grands comédiens et metteurs en scène se sont réunis. où des représentants de la nouvelle génération aussi bien que des débutants dans l'art du théâtre se sont confrontés. Dans ces contextes effervescents une langue commune s’élabore et, pour un instant, pratique et discours cohabitent. Ces aventures s’imposent à la suite d’une réflexion de l’équipe de l’Académie sur des axes de recherche et sur la meilleure manière d’organiser l’événement. Une idée revient constamment : il n’y a pas d’échange correct sans l’élaboration d’une structure d’accueil appropriée.
L’Académie s’ouvre vers l’étranger et, à travers son parcours, elle fut à l’origine d’événements importants dans différents contextes théâtraux de Cracovie à Sao Paolo, de Moscou à Berlin, de Bogota et Medelin au Caire et Bucarest. Il s’agit chaque fois de continuer le dialogue avec un partenaire de choix, Kantor ou Vassiliev, ou un organisme qui a fait ses preuves. Sortir pour mieux explorer ensemble un champ ou faire connaître une expérience - c’est la raison qui justifie les options de l’Académie. S’interroger sur la liberté de l’artiste avec Kantor ou entraîner de jeunes apprentis colombiens de toutes les disciplines sur la planète Koltès. Chaque initiative est pensée comme une possibilité d’enrichissement réciproque, comme une communication à double sens.
Combustion lente
L’Académie souhaite se placer à l’origine d’une recherche et s’emploie à la mener en dehors des parcours balisés. Enseignement qui se situe à la lisière des institutions et à l’orée du savoir. Mais une fois que l’expérience a eu lieu, pour la communiquer au-delà du cercle des participants, débute la "combustion lente", terme vitézien, indispensable à sa conversion en textes, livres, revues. Le but de cette intense activité éditoriale s’explique par la volonté constante de fournir des traces qui peuvent servir à la transmission correcte de l’expérience et à l’amorce, peut-être, d’une autre. Certains de ces ouvrages sont devenus des références du monde théâtral : Klaus Michaël Grüber, Les répétitions, un siècle de mise en scène, Le coffret Kantor, Ryszard Cieslak, acteur emblême des années soixante...
Ainsi l’Académie se place au croisement de la scène et du livre, de l’oral et de l’écrit, de l’urgence de l’événement et de la lenteur de l’édition. Toujours, jamais démentie, cette exigence d’un double foyer. Elle s’accompagne aussi d’un travail de réalisations radiophoniques ou vidéo. Comme, par exemple, le film, consacré à Heiner Müller, J’étais Hamlet de Dominik Barbier.
Une mémoire en éclats.
L’Académie se présente comme un relais entre les théâtres et les départements d’études théâtrales de plusieurs universités. Elle œuvre à l’amorce des dialogues et facilite les passages afin que les étudiants puissent prendre connaissance des interrogations qui traversent le paysage théâtral et rencontrer les artistes qui en assument la responsabilité. Il ne s’agit pas de se substituer à l’Université, mais seulement de surmonter les cloisonnements et d’assouplir les rapports, bref de se poser en intermédiaire avisé autant que responsable.
L'Académie a fait du voyage son destin
Si son point d’attache reste le Théâtre du Rond-Point des Champs Elysées - Compagnie Marcel Maréchal, elle est parvenue à constituer un réseau d’alliances qui lui ont permis d’intervenir dans des lieux multiples, avec des identités distinctes. Les itinéraires empruntés ont conduit l’Académie, du théâtre de l’Odéon à la Vidéothèque de Paris, du théâtre de l’Athénée au Conservatoire national d’art dramatique, de l’Opéra Bastille au Studio de la Comédie-Française, sans oublier ses nombreuses haltes dans le cadre du festival d’ Avignon, du festival d’ Automne ou du Verbier Festival & Academy. De ce nomadisme, l’Académie a fait un principe identitaire. Elle souhaite qu’un rapport étroit se noue chaque fois entre la nature du projet et le lieu d’accueil. L’Académie veille à ce que cette relation organique demeure.
L’Académie dès l’origine s’est appuyée sur une structure particulièrement légère et elle a veillé à ce que cette donnée première perdure. Ne pas s’alourdir, s’appuyer sur un noyau restreint de personnes auquel peuvent s’ajouter cycliquement des aides ponctuelles, ce fut un principe dont la souplesse même de l’organisme dépend. Souplesse qui a partie liée avec l’esprit de l’Académie qui cherche à préserver la liberté des interventions et la vitesse des décisions. Toujours sur fond de cette qualité artisanale tant réclamée par les maîtres et si indispensable à chaque action.
Transmettre dit-il
L’Académie se dérobe à la quête du théâtre pour explorer ce qui le constitue, à savoir les théâtres avec tout ce que cela suppose de relatif, d’individuel, de local. L’Académie fédère un ensemble d’approches et relie une diversité de modèles. C’est pourquoi sa nature ne peut être que paradoxale, fruit de l’alliance, nullement définitive, toujours en suspens, d’une académie et d’une expérience. C’est au cœur de ce couple contrasté que l’Académie expérimentale des théâtres a décidé d’œuvrer. Elle cherche inlassablement des réponses à une tâche jamais résolue en Occident, la tâche de la transmission.