La Tribune Desfosses · 15 mai 1995 · BAJAZET

La Tribune Desfosses · 15 mai 1995 · BAJAZET
ÉRIC VIGNER met en scène la passion comme un rituel.
Presse nationale
Critique
Caroline Alexander
16 Mai 1995
La Tribune
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La Tribune Desfosses

15 mai 1995 · CAROLINE ALEXANDER

Bajazet : nuit torride au Sérail

Avec Racine et la Comédie-Française, Éric Vigner met en scène la passion comme un rituel. Martine Chevalier incendie les planches du Vieux-Colombier.

Après la thebaïde, première tragédie de Racine, à la salle Richelieu, voici au Vieux-Colombier, par la même Comédie-Française, Bajazet, la seule de ses œuvres à s'inspirer d'événements quasi contemporains, substituant à l'éloignement dans le temps l'éloignement dans l'espace et dans les coutumes.

Le prince Bajazet, frère du sultan Morat, empereur des Turcs, a vraiment existé, a vécu et est mort, en 1637, dans des circonstances très proches de celles relatées par Racine en 1672. Son triste destin lui fut révélé part le comte de Cezy, qui fut ambassadeur à Istanbul au moment des faits, et diverses chroniques l'éclairèrent sur les moeurs en vigueur dans ce pays exotique et si singulier. C'est ainsi qu'il créa la plus follement amoureuse, la plus sauvage et la plus sanguinaire de toutes ses héroïnes : Roxane, favorite du sultan parti en guerre et sultane par intérim avec le droit de vie et de mort sur tout ce qui bouge au sérail. L'intrigue est byzantine, Roxane, l'égérie, est aux aguets et déjoue les subterfuges. C'est alors l'habituelle hécatombe racinienne avec son monceau de cadavres en guise de baisser de rideau.

• Ne privilégier qu'une chose seulement : l'alexandrin •

Le jeune et talentueux Éric Vigner signe sa première mise en scène au Français et son premier Racine. Il dit vouloir "ne privilégier qu'une chose dans ce poème dramatique et une chose seulement : l'alexandrin". Pari tenu, il le met si bien en musique, en isole chaque syllabe avec un soin si maniaque que chaque vers avec lui pourrait compter vingt-quatre pieds... On l'aura compris, le rythme est largo, lentissimo. Le ressac fait mugir les vagues, les cornes de brume lancent leurs plaintes, nous sommes bien à la pointe de la Corne d'Or, dans la moite solitude du Topkapi, épicentre de toutes les intrigues et de toutes les passions.

Les parois mobiles du beau décor de Claude Chestier, le raffinement des lumières de Martine Staerk définissent d'emblée le climat de la tragédie, ses brûlures, ses ambitions, ses folies. Les costumes, amples manteaux à col Mao, les accessoires - un éventail pour Acomat, des petites lunettes rouges et des griffes de sorcière pour Roxane - donnent à l'ensemble un étrange mélange d'hiératisme et de sophistication.

Cris et feulements : le jeu des comédiens - Eric Ruf pour Bajazet, Isabelle Gardien pour Atalide - est à la fois contenu et paroxystique ; et Martine Chevalier en Roxane, pieuvre et panthère, collée à la proie qu'elle lacère, est à elle seule le concentré de toutes énergies, de toutes les déviations tragiques. Sa nuit au sérail est incendiaire. Purement racinienne.