Le Figaro
16 mai 1995 · FRÉDÉRIC FERNEY
Cris et chuchotements
(Extrait)
ÉRIC VIGNER a choisi le registre de la fascination et de la lenteur. Un climat, plus japonais que byzantin, sert d’écrin à cet or cruel qui coule de la bouche des acteurs comme une lave. Adieu héros ! Adieu prophètes ! Pas de tension fatale entre l’aristocratie et la tendresse, entre la nature et le vieux sublime, comme chez CORNEILLE. Avec RACINE, tous les anciens matériaux de la tragédie se coalisent pour devenir, dans la langue la plus neuve et la plus dépouillée qui soit, de la poésie pure en fusion.
Ses personnages ne sont qu’écrits, pas vécus : Roxane n’est qu’un nom et qu’une voix. Et le divin poète arrache un soupir miraculeux à ses lèvres de marbre. Tous parlent d’eux-mêmes comme d’un autre et, s’ils osent en se prononçant attenter au silence, c’est que, sans cela, sans l’alexandrin, la douleur serait insupportable. Dire n’est pas un remède. RACINE ne guérit pas, il calme : une main fraîche sur un front brûlant.
Tout, dans le spectacle, concourt à préserver le mat et l’inerte afin que frémisse l’accent souverain de RACINE : moins la passion, moins les affres, que la prémonition mathématique d’un malaise, l’éclat d’un amour où tout est fureur et mystère, moins la tragédie que la perdition, l’abîme où prospère l’indéchiffrable, où luit parmi de noirs présages la flamme claire de la poésie, palpitante et funèbre.