Alternatives Théâtrales · N°89 · PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA
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ALTERNATIVES THÉÂTRALES
N°89 · Jean-Louis Perrier
Festival d'Avignon 2006 : Éric VIGNER ou l'art de la renaissance
BONNE NOUVELLE : l'enfant Ernesto est de retour. Jamais fini avec ce prodigue. Petit et immense, impossible à appréhender. Ernesto a poussé son coup de gueule inaugural il y a trente-cinq ans, dans un album pour enfants(1). Le seul jamais écrit par MARGUERITE DURAS. Attaque: "Ernesto va à l'école pour la première fois. Il revient. Il va tout droit trouver sa maman et lui déclare: "Je ne retournerai plus à l’école." La maman s'arrête d'éplucher une pomme de terre. Elle le regarde: "Pourquoi ?" demande-t-elle. "Parce que !... dit Ernesto : à l'école on m'apprend des choses que je ne sais pas."
Nous sommes dans l'immédiat après 1968, la fable est portée par ses rebondissements. Feu sur le savoir ossifié ! Feu sur l'encadrement autoritaire ! Retour à la parole, insurrectionnelle. À l'instituteur qui demande à Ernesto comment il envisage d'apprendre ce qu'il sait déjà, le gamin riposte: "En rachâchant." En 1982, Jean-Marie Straub et Danielle Huillet s'emparent du texte pour un court-métrage titré : EN RACHÂCHANT. L'image noir et blanc d'Alekan ancre dans un passé d'école publique à la Doisneau, alors que le portrait du président, affiché au mur, est celui de Mitterrand. La France a changé d'ère. Ernesto s'y retrouve hors conjoncture, gosse teigneux à la Pim Pam Poum. DURAS estime les Straub, mais pas assez pour leur abandonner son descendant. Colère. Un compromis ne fait pas son affaire. Elle a engendré Ernesto, elle ne laissera personne d'autre accompagner sa croissance. Elle réplique, en tournant à Vitry-sur-Seine un long-métrage: LES ENFANTS (1984), film méconnu, si atypique qu'elle tentera d'en retarder la sortie pour éviter toute collision avec L'AMANT - Goncourt la même année. Ernesto possède maintenant un corps d'adulte, celui d'Axel Bogouslavsky, dont la silhouette frémissante d'éternel étonné est une bonne indication sur la nature du prodige.
Ernesto n'a pas fini de grandir. Souvent, DURAS repense à lui, à sa famille. Elle se sent vaguement coupable de les avoir abandonnés. Un jour, elle se met à écrire "à partir des lieux de tournage de Vitry". C'est LA PLUIE D’ÉTÉ (2). Ernesto a entre 12 et 22 ans, il est le fils aîné d'une famille de sept. Père (italo) et mère (polono-judéo-caucasienne) immigrés. Si la phrase est toujours là: "Je retournerai pas à l'école parce que à l'école on m'apprend des choses que je ne sais pas", elle n'apparaît plus comme l'évidence énigmatique d'un rachâcheur, mais un signe d'ouverture prophétique, la première manifestation qu'Ernesto est un élu (du peuple), qui découvre à l'école "l'inexistence de Dieu" tout en étant l'enfant par excellence du Livre (un volume à demi consumé qu'il distille à ses "brothers et sister").
Sans avoir jamais appris à lire, Ernesto cite L'ECCLÉSIASTE: “Tout est vanité... et poursuite du vent”, avant de se retrouver devant “quelque chose comme la création de l'univers”, un big-bang qu'il décrit en chromos enfantines. Toute la chimie du monde et la philosophie allemande poussent Ernesto vers un final de savant errant, “un peu partout dans le monde, au hasard de l'implantation des grandes centrales scientifiques de la terre“.
En 1996, sur la suggestion de Marcel Bozonnet de travailler DURAS avec les élèves de troisième année du Conservatoire supérieur d'art dramatique de Paris, ÉRIC VIGNER tombe sur la phrase. Il lit LA PLUIE D’ÉTÉ. "Je ne m'attendais pas à découvrir une histoire aussi simple, aussi populaire, une sorte de conte philosophique naviguant entre récit et scénario. Je suis tombé amoureux du livre de DURAS comme l'enfant Ernesto tombe amoureux du livre brûlé. LA PLUIE D'ÉTÉ brûlait en moi. J'entrais en connexion avec quelque chose qui me fascine depuis longtemps et que je ne saurais nommer..." Première mise en scène au Conservatoire, devant DURAS, présente à nouveau et encore lorsque ÉRIC VIGNER reprend LA PLUIE D'ÉTÉ dans un cinéma désaffecté de l'agglomération brestoise. La romancière ne se lasse pas de ce nouvel Ernesto. ÉRIC VIGNER ne lui a pris cet enfant que pour le lui rendre forci de théâtre, comme d'un séjour au grand vent des plateaux. En signe de gratitude, elle demande au metteur en scène "ce qu'il veut". La réponse est prête: "HIROSHIMA MON AMOUR".
ÉRIC VIGNER va vivre dans ce don. Mais le scénario d'HIROSHIMA MON AMOUR ne se donne pas d'avoir été simplement donné. Il ne se laisse même pas approcher. Pas encore. L'intuition d'HIROSHIMA justifiait l'appel au don, son ampleur, mais ne le rendait pas disponible pour autant. HIROSHIMA indiquait une destination, nécessaire sans doute, mais qui ne serait pas atteinte sans frayer un chemin, théâtral, vers elle, dans une série de voyages au long cours à travers le territoire durassien. Lorsque DURAS meurt (1996), ÉRIC VIGNER dirige une lecture d'HIROSHIMA MON AMOUR par Valérie Dréville au Conservatoire. Dès lors, son commerce visible avec l'œuvre de la romancière s'intensifie. Il monte une lecture de LA DOULEUR avec Anne Brochet et Bénédicte VIGNER (1998), met en scène LA BÊTE DANS LA JUNGLE dans l'adaptation de DURAS au CDDB de Lorient (2001), puis SAVANNAH BAY à la Comédie-Française (2002). Au cours d'un premier séjour au Japon, le metteur en scène rencontre le comédien Atsuro Warabe : il a la conviction de tenir le japonais de son HIROSHIMA, songe à le faire dialoguer avec la Française Anne BrocheT. Mais HIROSHIMA se refuse encore.
C'est en revenant au lieu même du don, à ses conditions, qu'HIROSHIMA paraît trouver sa place: dans la clarté qui suit LA PLUIE D'ÉTÉ. Un beau jour, les deux textes paraissent à ÉRIC VIGNER “liés d'une façon évidente”. HIROSHIMA MON AMOUR viendrait à la suite de La PLUIE D'ÉTÉ: "un texte écrit trente ans avant pouvait succéder à un autre écrit à la fin de sa vie". Ils n'allaient pas remonter le temps puisqu'ils étaient dans le même. Cent pistes donnaient à penser ce qui circulait entre eux. Et la première parole du soldat allemand à la "femme française" : "comment le soleil et la pluie pouvaient être ensemble, l'été" et l'adieu d'Ernesto aux ciels d'orage mêlés à la pluie d'été de son enfance. Et la revendication d'amoralité de sa mère et celle d'une "moralité douteuse" de la Française. Et la fulgurance du désir, et le goût de cendre des amours impossibles, celui d'Ernesto pour sa sœur Jeanne, ou de sa mère pour lui, cet autre inconnu d'une nuit dans le Transsibérien, aussi présent et oublié que le Japonais d'Hiroshima. Et Ernesto, savant à la Einstein, langue tirée sur la phrase, comme sur le portrait brandi dans le film de Resnais.
Plus qu'aux autres signes, ÉRIC VIGNER s'attachait à ceux de l'Holocauste dans l'un et de l'apocalypse atomique dans l'autre. Entre eux liés, et liés à lui, ÉRIC VIGNER, à son histoire, il ne sait comment. “J'ai toujours vécu dans cette douleur de la Seconde Guerre mondiale. Je ne sais pas pourquoi j'en ai hérité. Le premier spectacle où j'ai joué et dont j'ai fait le décor était L’INSTRUCTION, de Peter Weiss, procès des subalternes d’Auschwitz. J'ai plongé dans l'histoire des camps de concentration. J'en savais chaque détour. Lorsque j'ai joué ELVIRE JOUVET 40 à Cracovie, je suis allé a Birkenau : je connaissais tout. Cette douleur a toujours été présente. S'il y a une nécessité de faire du théâtre, elle est là: comment participer à la vie dans cet acte, comment dépasser cette douleur et ce traumatisme, comment réinventer quelque chose, repartir à nouveau. C'est exactement ce qui se passe avec HIROSHIMA MON AMOUR. Quelqu’un revisite une histoire traumatique et arrive à la dépasser. La femme renaît à elle-même de ses propres cendres. L'écriture de MARGUERITE DURAS m’importe en ce qu'elle est porteuse d'une foi laïque, ce qu'on veut, indéfinissable que je partage. Je sens qu'on n'est qu'au début de sa compréhension."
La remise en jeu de LA PLUIE D'ETÉ en 2006 - après plus de cent représentations de la version brestoise -, sa renaissance, dans une distribution nouvelle - à l'exception d'Hélène Babu (la mère) - réaffirme le théâtre comme vecteur de cette foi, et le cloître des Carmes à Avignon comme l'emplacement exact de sa transmission.
"Ce cloître, je le prends pour ce qu'il est : le lieu des Carmélites, un ordre de religieuses contemplatives. Comment va résonner l'écriture féminine de DURAS dans ce silence? Et la question de Dieu, permanente dans ce texte?" ÉRIC VIGNER a repris le dispositif scénique initial : un plateau central, creusé d'alvéoles: "un espace où il n'y ait pas de possibilité de se réfugier dans l’illusion". Cette fois, le tracé des alvéoles a été effectué par les plasticiens M/M, comme le dessin des portants, comme la peinture au sol; "ma manière, dit ÉRIC VIGNER, de répondre en actes à la polémique texte/image d'Avignon 2005". À peine soulevé par les tas de sculpturales pommes de terre en fonte d'aluminium, le plateau trace son horizon sous l'œil des spectateurs logés dans des découpes périphériques, comme inclus dans la scène : "Je voulais les placer dans le corps de l'écriture. Quand on les place face à quelque chose, on les place généralement face à des idées. Si j'ai décidé un jour de faire de la mise en scène, c'est parce que je voulais essayer de placer les gens dans la situation physique, sensitive de l'écriture, que ça leur procure de l'émotion. Je fais du théâtre avec de l'écriture, celle qui a plus à faire avec la poésie".
Premiers mots de LA PLUIE D'ÉTÉ: "Les livres". L'ébranlement est donné à leur circulation. Pas un acteur qui ne s'avance porteur du sien. En main et en bouche. Comme si le geste de lecture aidait à reconduire vers celui d'écriture. "Comment faire pour être à l'endroit de l'écriture et être dans le mouvement, dans le corps, dans la respiration de l'auteur écrivant. L'interprète n'est pas celui qui crée une rupture entre l'écriture et les spectateurs, entre la scène et la salle. L'interprète n'est pas celui qui appuie sur l'écriture, qui met son Je sur elle. Dans ces conditions, je n'entends plus le texte, je n'entend que l'acteur et ça ne m'intéresse pas. Le théâtre, c'est le texte et l'acteur dans un espace et dans un rapport donné de distance, d'énergie, de son." Et de renvoyer "à un commentaire fondamental qu'on n'a pas pris assez au sérieux" formulé par DURAS dans LA VIE MATÉRIELLE (3)
"Je vais faire du théâtre cet hiver... faire du théâtre lu, pas joué. Le jeu enlève au texte, il ne lui apporte rien, c'est le contraire, il enlève de la présence au texte, de la profondeur, des muscles, du sang." Et la romancière d'en appeler à "un acteur qui lit un livre tout haut... avec rien à faire d'autre, rien que garder l'immobilité, rien qu'à porter le texte hors du livre par la voix seule, sans les gesticulations pour faire croire au drame du corps souffrant à cause des paroles dites alors que le drame tout entier est dans les paroles et que le corps ne bronche pas..."
L'ajustement LA PLUIE D'ÉTÉ - HIROSHIMA MON AMOUR décidé, dessiné, argumenté, le second volet continuait de résister. Au commencement, les deux pièces étaient prévues en alternance, à chacune son soir. Puis elles ont été intégrées dans la même soirée, séparées par un entracte, contractées en PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA. Cela libérait LA PLUIE D'ÉTÉ, consommait son infiltration dans HIROSHIMA, sa tentation d'y prendre le pouvoir. Le coup de force n'était pas du seul metteur en scène, il venait de l'intérieur même des textes, d'Ernesto, de ses propos, de sa mère et de sa sœur. Il conduisait, après les premières représentations, à la disparition de l'entracte. Avec le mot amour s'effaçait la délicate référence au film de Resnais, à Emmanuelle Riva et Eiji Okada. Le scénario laissait place aux seuls dialogues, autour de deux noyaux durs, insécables: "Je ne retournerai pas à l'école parce que à l'école on m'apprend des choses que je ne sais pas", et ce fragment d’HIROSHIMA: "Lui : "Tu n'as rien vu à Hiroshima. Rien." Elle: "J'ai tout vu. Tout." Rien de commun entre ces deux éléments, sinon le rien qui sépare le savoir et le voir. Un savoir invisible, innommable, qu'il s'agissait de faire entendre.
"Tu me tues, tu me fais du bien, je te rencontre, je me souviens de toi, comment pouvais-je imaginer que cette ville était faite à la taille de l'amour, comment pouvais-je imaginer que tu étais fait à la taille de mon corps même: les grands poèmes, les grandes chansons d'HIROSHIMA MON AMOUR n'ont rien à faire avec le cinéma. Il suffit de les lire pour être plongé dans une émotion intense. II suffit d'ouvrir le livre à cette page-là." C'est "cette page-là" qu'Éric VIGNER fait porter par LA PLUIE D'ÉTÉ. La destruction "pierre à pierre" de Vitry annonce alors celle de la cité japonaise, les flammes allumées par Jeanne, la sœur incendiaire d'Ernesto, appellent la nuit qui succède à l'explosion. L'août d'Hiroshima et celui de Nevers, glissant l'un sur l'autre, s'éclairant comme des transparents, viennent chercher ce qui coïnciderait dans l'août de Vitry. L'alvéole qui pourrait être la "cuisine" de la mère vient s'ajuster à la "cave" de Nevers. Lui, le Japonais (ATSURO WATABE), peut apparaître comme une continuation d'Ernesto sous une autre lumière. Elle, la Française (Jutta Johanna Weiss), comme une figuration de la mère aimante-amante. Et PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA comme une de ces variations sur un thème que DURAS n'a cessé de pratiquer. Ernesto, retour d'Amérique, retour des "grandes centrales scientifiques de la terre" retrouve les siens, comme lui, survivants d'Hiroshima. Ce sont eux qui, en l'écoutant, rendent audible le poème d'HIROSHIMA. Revêtus de lambeaux noirs arrachés aux mangas post-atomiques, ils forment l'humus - l'humain - qui, à travers la cendre, permet la renaissance du chant.
(1) AH ! ERNESTO, Illustrations de Bernard Bonhomme, Harlin Quist, 1971
(2) LA PLUIE DÉTÉ, P.O.L, Gallimard, Folio N°2568, 1990
(3) LA VIE MATÉRIELLE, P.O.L, Gallimard, Folio N°2623, 1987, P.17.
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