Le Monde · 3 février 1996 · L'ILLUSION COMIQUE

Le Monde · 3 février 1996 · L'ILLUSION COMIQUE
La nudité est ici de mise. Pas celle des corps, mais celle du théâtre.
Presse nationale
Critique
Brigitte Salino
03 Fév 1996
Le Monde
Langue: Français
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Le Monde

3 février 1996 · BRIGITTE SALINO

Les ruses alléchantes de PIERRE CORNEILLE

Avec L’ILLUSION COMIQUE, ÉRIC VIGNER marque son arrivée à la tête du Centre dramatique de Bretagne.
En 1984, GIORGIO STREHLER choisissait de mettre en scène L’ILLUSION COMIQUE de PIERRE CORNEILLE pour inaugurer son mandat de directeur du Théâtre de l’Europe, à Paris. ÉRIC VIGNER a choisi la même pièce pour signer ses débuts à la tête du Centre dramatique de Bretagne, à Lorient, où il a été nommé en juillet 1995. Il renoue ainsi avec sa terre natale, et entend faire de son théâtre un lieu de création. L’ILLUSION COMIQUE se prête à l’élection symbolique : elle contient le théâtre, ses pièges et sa magie.

Faut-il y voir un clin d’œil du rusé CORNEILLE ? La pièce commence dans la grotte d’un enchanteur, où un vieil homme, Pridamant se laisse conduire par un enchanteur, Alcandre. Depuis des années, Pridamant recherche en vain son fils Clindor qui a fui la maison familiale à cause de sa sévérité. Grâce à ses sortilèges, Alcandre fait apparaître Clindor. Ainsi le père revoit son fils. Comme dans un rêve, il assiste à des scènes qui se passent loin de la grotte, là où la vie a mené Clindor.

Ce début de pièce, à la fois bucolique, triste et charmant ne laisse pas augurer de la suite de L’ILLUSION, qui peu à peu vire au tragique. À l’issue d’une série d’aventures amoureuses qui le font passer de la geôle aux habits de cour, Clindor est assassiné. Pour Pridamant, le rêve de la grotte vire au cauchemar : le père assiste, impuissant, à la mort de son fils. Ce pourrait être la fin de la pièce, si CORNEILLE n’avait prévu un ultime rebondissement en forme de tour de passe-passe. Clindor n’est pas mort, il vient d’interpréter une pièce tragique : le fils prodigue a choisi de devenir comédien.

Pour mettre en scène cette ILLUSION COMIQUE dans laquelle CORNEILLE voyait une "galanterie extravagante", il vaut mieux méditer ce qu’en pensait LOUIS JOUVET : "Il s’agit d’une œuvre mystérieuse. Peut-être hantée." La pièce ne se laisse pas facilement apprivoiser. Elle est comme un jeu dans lequel le théâtre renvoie sans fin à ce qu’il a de plus simple et de plus compliqué : mettre des personnages sur un plateau et faire croire qu’ils existent.

Le mérite de la mise en scène d’ERIC VIGNER consiste à ne pas ruser avec la ruse de CORNEILLE. Il n’encadre pas L’ILLUSION COMIQUE, il la laisse filer sur une scène parsemée de miroirs où, selon les mouvements des comédiens, les personnages se dédoublent. La nudité est ici de mise. Pas celle des corps, mais celle du théâtre. Seul un pan de rideau rouge dans lequel Matamore se cache rappelle les simulacres or et velours des salles à l’italienne. Tout le reste se joue entre ombre et lumière, entre le noir des murs et le bois clair du parquet. Les comédiens donnent à L’ILLUSION la tendresse d’un vœu : qu’avec le théâtre naisse le rêve.