Metteur en scène, aujourd'hui directeur du Centre dramatique de Bretagne à Lorient, Éric Vigner réalise sa première mise en scène en 1990 avec LA MAISON D'OS de ROLAND DUBILLARD. Un choix artistique qui répond à la nécessité de son engagement théâtral, mais se situe également dans une relation sensible et intime avec une écriture.
"Très jeune, au Conservatoire de Rennes, j'ai eu connaissance à travers un travail d'atelier d'un texte de DUBILLARD. Je n'avais pas perçu immédiatement le sens profond de son écriture, seulement l'intuition d'une rencontre importante avec un auteur. Mais comme chaque fois, ma confrontation avec une énigme aiguise ma curiosité, et renforce mon désir d'exploration d'un univers inconnu. Tous les textes que j'ai présentés depuis sont des énigmes que j'ai tenté de résoudre. Ainsi ma relation avec DUBILLARD s'est développée au cours de ma formation de comédien, puisque, tant pour le concours d'entrée que lors de la présentation des travaux de fin d'études du Conservatoire national d'art dramatique, j'ai présenté des scènes de LA MAISON D'OS. Aussi, lorsque j'ai créé ma compagnie (Suzanne M.), tout naturellement j'ai souhaité approfondir cette relation et le questionnement de cette oeuvre avec ma première mise en scène.
Et cela pour plusieurs raisons. La première d'orde intime et affectif. DUBILLARD a écrit cette pièce après la mort d'un être cher, et s'interroge, comme il le dit, "sur l'abandon de la mort". Que faire lorsque l'on est abandonné? Vivre? Mourir? Lorsque j'ai fondé ma compagnie, j'étais dans cette situation d'abandon d'un être cher, et dans une relation sensible avec la problématique de la mort portée par ce texte. La seconde raison tient à la structure même de la pièce, qui correspond à un parcours intérieur dans une relation avec l'espace qui s'incrit dans la recherche de mon travail théâtral, et dont l'opportunité de développement m'était offerte dans un lieu singulier. Une usine désaffectée d'Issy-les- Moulineaux, dont les espaces, les structures, me semblaient aptes à répondre aux nécessités de La Maison d'os. Enfin mon désir tenait dans l'élaboration même de l'écriture, qui se présente sous la forme d'une nouvelle dramaturgique. Pas dans une construction classique, comme on peut la rencontrer, par exemple chez Ionesco - considéré comme le chef du file du théâtre absurde -, dans Le roi se meurt, avec un début, un développement, une fin. La même année, DUBILLARD, pour aborder une thématique analogue, invente une construction dramatique éclatée. Elle passe par une multitude de petites scénes, de brèves séquences, de ponctuations, dont l'assemblage révèle l'étendue, en offrant une grande liberté au metteur en scène. Une liberté que l'on retrouve dans l' écriture de ce poète absolu, à la fois légère et profonde, qui sous une apparente banalite touche à la métaphysique. C'est cette liberté de l'artiste dans sa création qui devait accompagner le parcours théâtral de notre compagnie, que nous avions placé sous le signe emblématique d'une réplique de LA MAISON D'OS :
"Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut, ou sinon je vais me taire, c'est à choisir. "
Pour moi, la rencontre avec ce texte constitue une expérience de l'utopie théâtrale, dans la relation avec un auteur qui était à lui seul capable de susciter, à cette époque, l'énergie et le désir d'une trentaine de personnes, confrontées à des conditions de travail précaires. Il y avait dans cette pièce plusieurs composantes qui me permettaient d' aborder des préoccupations d'ordre personnel et artistique. Dans l'histoire développée, issue d'un fait divers, sorte de danse de mort festive, incroyablement joyeuse, et qui au-delà de l'abandon causé par la mort est un formidable hymne à la vie. DUBILLARD transforme son deuil en acte artistique, et répondait de cette manière à une de mes interrogations issues de mon vécu récent et de ma création théâtrale. Cette dernière trouvait, dans cette rencontre, la matière nécessaire pour préciser les lignes de force qui animaient mes aspirations artistiques, en définissant mon rapport à l'écriture. Celle-ci ne doit par être seulement un support d'idées. C'est d'abord des idées qui traversent un corps et traduisent une sensation intérieure. La respiration, le coeur, le corps, de ROLAND DUBILLARD, sont présents dans son écriture, et le cheminement théâtral passe par une écoute sensible à travers ses mots, pour retrouver ces traces qui autorisent l'entrée à un monde intérieur. Dans LA MAISON D'OS, le dedans, c'est le moi enfermé dans un corps, le dehors un moyen par les mots de pénétrer l'intérieur de cette maison. Le Valet s'adressant au Maître lui déclare :
"Le dedans d'une chose, sitôt qu'on y entre, on ne peut plus, monsieur, regarder cette chose du dehors."
C'est ce paradoxe apparent qui a guidé ma mise en scène, dans son rapport avec l'espace de représentation et son organisation. J'ai placé le public, non pas devant un spectacle, mais à l'intérieur même de cette maison. Il n'y avait pas d'alternative : si on était dedans, on était dehors. C'était pour moi un théâtre manifeste. J'ai travaillé au plus près du texte, à la virgule même, aux mots près qui ne sont jamais réduits à leur sens étymologique, mais au contraire utilisés dans celui d'une ouverture. C'était cette ouverture qu'il fallait faire entendre, comprendre, sentir, par le théâtre, en avançant peut-être de façon empirique, mais en harmonie avec le regard de DUBILLARD.
"Je peux parler de cette maison, oui, mais sans ordre, comme ça me vient, comme on raconte sa vie. Selon l'orde de la mémoire plutôt que selon l'ordre de la matière, je veux dire du sujet, la vie, la maison. Selon comme ça me saute à la mémoire, non selon l'ordre spatial pour la maison, ou temporel pour ma vie 1 ."
Dans ma rencontre avec cette très grande écriture j'ai aussi été fasciné par la musicalité du texte, son rapport avec les sons qui transforment et élargissent la quête de sens, et ouvrent sur un autre imaginaire. C'est dans cette construction quasi obsessionnelle de l'écriture que se dégage une forme de relation originale avec l'absurde, dans lequel DUBILLARD est parfois abusivement cantonné avec une filiation qui estompe sa singularité. Un personnage dit une chose, l'autre la reprend pour essayer d'engager un dialogue, mais ce qui est dit n'a pas beaucoup de sens. Ce qui compte, c' est la répétition du mot, le fait d' avoir parlé et d'avoir repris la parole de l'autre, pour éclairer de petites histoires simples à partir desquelles on aborde au plus haut niveau une quête existentielle ou métaphysique. Un monologue du Valet de LA MAISON D'OS délivre une clé essentielle de cette dimension :
"N'importe quel endroit est le bon, si c'est par lui qu'on est entré."
Tout le théâtre que j'ai fait depuis s'inspire de cette liberté, de cette faculté de pouvoir appréhender une oeuvre en suivant différents accès. On ne peut tout réduire à une seule analyse. C'est-à-dire, quand une écriture est réellement poétique, comme c'est le cas pour DUBILLARD, elle délivre plusieurs accès, par la fable, la psychologie, les analyses sociologiques, politiques ou autres. Peu importe le moyen : ce qui compte, c'est de rentrer à l'intérieur. Dans LA MAISON D'OS, cela correspondait à une logique qui était celle du texte, et à travers cette pièce, son auteur m' a donné toutes les bases, tous les principes, que j'ai mis en oeuvre dans mon travail théâtral avec d'autres auteurs. Il a été une sorte de maître, dans le sens ou son théâtre contenait tous les éléments que j'avais envie de développer. De cette façon ma rencontre avec ce texte a été un acte fondateur. La dimension de l'oeuvre de DUBILLARD est immense, elle ne se veut pas moralisatrice ou didactique, mais porte en elle une part d'énigme qui touche, avec légèreté et ironie, aux interrogations du monde d'aujourd'hui abandonné par l'essentiel de ses valeurs. C'est pourquoi son oeuvre perdure. C'est pourquoi aujourd'hui il faut jouer DUBILLARD, surtout pour la jeunesse actuelle.
Propos recueillis par Jean Chollet · 1998
1. Texte de l'auteur présenté en prologue à la représentation.