Entretien avec ERIC et BENEDICTE VIGNER · Mai 1994
"Verdi disait que décrire la vérité est une chose, l'inventer est de l'art. Pour inventer la vérité, l'artiste doit descendre dans l'inconnu sans limite de l'âme humaine; résister à l'évident et aller au coeur enfoui des choses où le sens est rare. Il ne peut pas savoir ce qu'il trouvera, il doit réfréner son jugement, être illogique et obstiné, obscène et injurieux. Il ne peut avoir aucun but et ne peut jamais l'atteindre." GREGORY MOTTON
LOOKING AT YOU est un projet lié au théâtre à l'italienne, avec trois acteurs et un joueur de cornemuse.
Ce texte m'a intéressé tout de suite parce que c'est une énigme. Il n'y a pas de lieu déterminé, ce n'est pas une tragédie, il n'y a pas de psychologie, c'est un espace complètement libre pour le metteur en scène, un espace poétique, quelque chose qui se passe dans l'entre-deux, à la marge, quelque chose de non fixé.
Il y a une femme au balcon, un homme et une jeune fille. On ne sait pas d'où viennent ces individus, où ils vont, ce qui laisse une forte impression de musicalité.
Cela ne ressemble à rien de ce que l'on connaît. Ces personnages sont des S.D.F. sans misérabilisme, des S.D.F. royaux, et qui seront vêtus "royalement", ces gens n'existent qu'à travers le théâtre, ils n'existent pas dans la vie.
LOOKING AT YOU est un résumé du théâtre entier, nous passons du théâtre épique à une scène de l'ordre du drame, en enchaînant sur des dialogues de cinéma, etc.
Ce qu'il y a de particulier chez MOTTON, c'est cet espèce de doute optimiste, un dépassement du constat beckettien, des quêtes et des doutes permanents ne se résolvant pas dans le nihilisme.
C'est une forme de comédie poétique dans le sens d'une ouverture, une écriture assez positive. "Si on croit en certaines valeurs, on s'en sortira".
Bénédicte : C'est un travail complètement libre pour le metteur en scène. Le travail d'Éric avec des auteurs se laisse porter par la poésie tragi-comédie bouffonne.
Éric : J'aime les poètes. Lorsqu'il y a quelque chose que l'on ne comprend pas mais dont on est complètement bouleversé. Ça me soulève.
MOTTON est irlandais, il y a quelque chose dans son oeuvre de la culture celte. C'est un auteur moderne car il parle de son époque, c'est une sorte de théâtre métaphysique universel. Son univers rentre dans une écriture mythologique personnelle, c'est libre et à la fois très précis.
Ses textes, comme nous l'avons déjà évoqué tout à l'heure, ont un côté complètement désespéré mais en même temps, il y a énormément d'humour, tel un jeu. Il n'y a pas d'analyse sociale.
MOTTON raconte des histoires aussi épiques que les légendes celtes. Ce qui est à la surface chez lui n'est pas le plus important. L'important n'est pas nommé. C'est quelqu'un qui rapporte la poésie au théâtre.
Le choix précis du théâtre à l'italienne est destiné à mettre en relief l'écriture de MOTTON, c'est un lieu de mémoire, parce que ces théâtres étaient conçus à une époque charnière de l'histoire théâtrale. C'était un lieu où acteurs et spectateurs venaient pour se mettre en représentation.
Dans ce spectacle, acteurs et spectateurs se mettront en représentation. Ces personnages se joueront dans le théâtre, tels des individus conviés à une sorte de cérémonie secrète se déroulant dans un théâtre à l'italienne vide.
On jouera avec tout le théâtre et pas seulement sur la scène.
Ce dernier, à un moment, deviendra lui-même acteur et engloutira les personnages.
À la fin, le joueur de cornemuse, un peu comme le fantôme du théâtre, viendra "sauver" les trois personnages en les ramenant sur scène.
Le travail avec les acteurs est un travail sur la mémoire, sur le vécu de chacun. Pour la femme au balcon, MARILÙ MARINI, d'origine argentine, l'homme BRUNO RAFFAELLI, et enfin le jeune fille ALICE VARENNE qui est une jeune actrice de ma compagnie.