Le Figaro
2 décembre 1994 · Caroline JURGENSON
La sainte Trinité selon MOTTON
Dans le cadre du Festival d'automne, ÉRIC VIGNER met en scène REVIENS À TOI (ENCORE), une oeuvre tragique et énigmatique du dramaturge anglo-irlandais.
L'Angleterre de Thatcher décrite par les cinéastes Ken Loach et Mike Leigh est aussi celle de GREGORY MOTTON. L'auteur anglo-irlandais aime passionnément ces âmes perdues et errantes, ces personnages de contes de fées qui ressemblent plutôt à des romans noirs, ces survivants d'un monde qui les piétine.
"Qui sont ces gens qui n'ont rien, abandonnés de Dieu et des hommes ?" s'est aussitôt demandé ÉRIC VIGNER à la lecture de REVIENS À TOI (ENCORE). "Je n'ai pas tout de suite compris la pièce intellectuellement mais elle m'a touché", dit VIGNER. "C'est de la poésie dramatique. Il est très difficile de ne sortir qu'un seul fil de cette oeuvre. La dimension métaphysique, archétypale, m'intéresse surtout."
En Angleterre, REVIENS À TOI (ENCORE) fut créé par des amis de MOTTON, dans l'atmosphère enfumée d'un pub. Sans transformer les ors de l'Odéon en bar crasseux, VIGNER a tout de même imaginé un dispositif scénique qui bouleverse le traditionnel théâtre à l'italienne. En France, MOTTON fut découvert par Nicole Brette puis hissé au théâtre grâce à la ténacité de Claude Régy qui monta Chutes puis récemment La Terrible Voix de Satan. Une jeune troupe présenta au Mai théâtral de Dijon Ambulance.
Pour ÉRIC VIGNER, qui s'est attaqué à Marguerite Duras (Pluie d'été), Roland Dubillard (La Maison d'os), Jean Audureau (Le Jeune Homme) et qui a participé en tant que comédien à l'aventure de Elvire-Jouvet 40, l'oeuvre de GREGORY MOTTON est une chose rare, unique, impossible à identifier, difficile à cerner. "Ca ne ressemble à rien de ce que l'on connaît, souligne-t-il. Mais c'est très accessible. La pièce ressemble vraiment à l'arcane n° 6 du tarot, qui représente l'amour. On y voit un homme écartelé,entre deux femmes."
REVIENS À TOI (ENCORE), ce titre énigmatique plane au-dessus des têtes de ces trois personnages qui composent une sorte de sainte famille des années 90, de Trinité éclatée. Abe traîne dans les rues où il rencontre la jeune F.P., une étrange fille qui veut recréer une famille avec cet homme. Plus loin, à sa fenêtre, veille la Femme Sombre, mère bafouée par Abe, mère déchirée par l'éloignement de ses enfants emportés par la négligence d'Abe, leur père.
Un sonneur de cornemuse
"J'ai choisi des comédiens qui ne sont pas vraiment tristes, Marilu Marini, Bruno Raffaeli et Alice Varenne, une jeune actrice." À ce trio, Eric VIGNER a ajouté un sonneur de cornemuse, Patrick Molard, un quatrième personnage qu'il a inventé. "Il est un peu comme le joueur de flûte des légendes allemandes. Il fait naître les choses et les fait retourner dans les ténèbres."
Entre un atelier au Conservatoire, la tournée du MOTTON, les quelques dernières représentations de La Pluie d'été et sa prochaine mise en scène de Bajazet à la Comédie-Française, ÉRIC VIGNER est encore bien loin de Lorient où il vient d'être nommé à la tête du Centre dramatique régional. Il prendra ses fonctions en juillet 1995 mais bouillonne déjà de projets. "Nous ouvrirons la saison avec L'Illusion cornique de Corneille, prévoit le jeune directeur. Nous avons le projet d'une manifestation d'été sur la mémoire récente et ancienne de Lorient. L'histoire de cette ville, dont le nom vient de ses liens avec la Compagnie des Indes, mérite que l'on s'y arrête. Avec notre budget de 5 millions, nous espérons, outre les créations et ce festival d'été, accueillir en résidence de jeunes artistes."