Digraphe · Septembre 1994 · PHILIPPE TANCELIN
Différemment politique et poétique : Entretien avec ANTOINE CAUBET et ÉRIC VIGNER
PHILIPPE TANCELIN : Parmi la dizaine de jeunes metteurs en scène que les années 90 regardent travailler avec attention et faim de déceler quelque nouveauté, ANTOINE CAUBET et ÉRIC VIGNER parlent d'un théâtre, certes différent d'hier, mais dont les grandes ruptures auxquelles on voudrait l'entraîner dans le flot des post-modernités et techno-arts, devront se faire attendre encore longtemps. Grâce à sa spécificité d'art de l'éphémère et de l'immédiateté, le théâtre apparaît toujours comme une force d'opposition et de résistance au contemporain et ses accélérations d'événements, ses pressions d'analyse et de jugements préfabriqués. Fragile expression d'une expérience humaine, avant de la représenter, le théâtre nourrit l'incertitude profonde du jour à nommer son rôle, à dire ce qui le domine, ce qu'il devrait être ; ici encore il apparaît sous les propos d'ANTOINE CAUBET et ÉRIC VIGNER, cette innovation répétée des mots qu'on a trahis à force d'interprétation. Du poétique au politique se tisse alors un profond lien qui est, de toujours, l'histoire du théâtre avec et par ceux qui ne cessent de le faire différemment, jusqu'à l'obsession.
ÉRIC VIGNER : Nous ne savons plus très bien où nous en sommes mais savait-on mieux il y a cinquante ans... on l'a peut-être cru. Aujourd'hui, les choses demeurent crédibles mais sous des formes très différentes. Ce qui est produit actuellement, me dégoûte assez, je tente de ne pas le voir pour demeurer libre. Je suis convaincu que le théâtre est la seule chose qui restera car il est profondément humain ; il est cette expérience humaine inaltérable. Bien entendu, il ne changera pas le monde, voilà sans doute ce qui a changé et renvoie vraiment le théâtre à son essence... une aventure humaine. Pour ma part, plutôt que de monter La pluie d'été dans une grosse structure et prétendre exprimer un point de vue déterminant sur Duras, eh bien, ce sera dans un ancien cinéma des années 50 en banlieue brestoise durant trois semaines. Pendant ce temps se vit une expérience dont la presse n'a rien à faire, mais les gens qui sont venus (épicier, fleuriste, prof....) ont vécu quelque chose d'unique. Pour moi, les choses s'arrêtent là, en cette place juste que le théâtre peut trouver et prendre chez les gens et chez lui-même. Cette place est dans la marge, dans l'entre où l'art actuellement peut et doit se situer. C'est une place délicate qui exige d'être malin et heureux comme le ver de terre amoureux d'une étoile, avec romantisme certes, mais sans la dimension sombre, morbide.
Lorsque je suis passé de l'état d'acteur à celui de metteur en scène, il m'était vraiment devenu insupportable de voir ce que je voyais au théâtre. Ceci était bien entendu lié à un choix de vie qui s'exprimait ainsi : est-ce que je me définissais en tant qu'artiste ou demeurais dans l'éducation nationale ? Il y avait toujours eu le théâtre, une passion du théâtre étrangement liée à la télévision noir et blanc de mes parents et de l'émission "théâtre ce soir", tandis que je vivais dans un petit village de Bretagne, voyant de ma fenêtre de chambre les vaches dans le pré... Pourquoi le théâtre ? Je l'ignore, peut-être une grand-mère excentrique.... la Bretagne.... être breton avec ce pied dans les vicissitudes et l'autre dans l'irrationnel, les contes, les histoires... naître dans cette configuration là.
Ma réelle différence se situe dans cette volonté d'inscrire au théâtre une dimension poétique perdue. Je crois que le rationalisme est achevé, que la découverte de Brecht au Théâtre des Nations dans les années 60 est elle aussi terminée. Aujourd'hui il faut savoir ne pas savoir, savoir être dans le doute, un doute optimiste proche de la philosophie des celtes, paradoxale et non nommée, c'est-à-dire, selon moi, poétique. Pareille dimension est indispensable aujourd'hui. Il ne faut pas tout vouloir expliciter sinon on meurt. J'ai commencé à faire du théâtre pour ouvrir des espaces vides où chacun puisse trouver sa réponse, un théâtre nécessairement métaphysique sans besoin de faire de la critique sociale ou politique car elle est incluse, et sans besoin de se déclarer, de se nommer comme telle. Je travaille à être vigilant sans l'énoncer... et se préserver pour continuer consiste en ne pas énoncer. Nommer c'est tuer. Pour le théâtre, ne pas savoir ce qu'il est, demeure la chance de pouvoir travailler avec. Il n' y a vraiment que par le théâtre que je puis vivre poétiquement, sans doute aurais-je préféré que ce soit grâce à l'amour... eh bien, il n'y a que l'amour du théâtre qui me porte. Dès 12 ans, j'étais fasciné par le rideau rouge puis ce fut par la relation humaine qu'il implique... en dehors de cela je n'existe pas. Voilà qui peut sembler tragique mais ma vie est liée à cette activité et il en fut toujours ainsi. Ce qui me rend heureux c'est d'aider à cette incandescence de la vie avec d'autres et pour d'autres encore, dans un travail quotidien, comme si j'étais porté de façon un peu mystique sans doute.
PHILIPPE TANCELIN : Du haut des cintres de la méditation théâtrale, l'ange créateur observe le plateau des rencontres-interviews dans un café, une chambre. Il entend notre accord sur la fragilité des mots, la responsabilité des concepts qui entrent en scène dans ces quelques dire-écrire qui lors paraissent et cependant, nous jouent déjà. En effet, le théâtre est déjà loin. Plus exactement l'ange descend au milieu des répétitions de jugements esthétiques, sociaux pour élire l'urgence d'un regard sur la frontière entre conscience théâtrale et son risque d'institutionnalisation dans les nouvelles représentations du monde. L'ange bat de ses ailes les décennies 70 à 90 comme s'il voulait rafraîchir la mémoire de toutes ces idées justes d'un théâtre en échappée perpétuelle. La rencontre ici se poursuit dans la distance de toutes ces générations d'histoires qui se racontent d'un ange à l'autre de la scène humaine en ses vicissitudes.
ÉRIC VIGNER : Je ressens profondément la nécessité de se taire, je crois qu'il faut de telles périodes de silence. Selon moi, ce qui parle le plus c'est le théâtre que je fais, celui devant lequel ma mère venant est touchée fortement sans savoir si c'est ou non l'Ecclésiaste. Elle a compris au sens où Jouvet disait comprendre c'est sentir.
Voici trois mois, j'ai mis en scène La pluie d'été. Quelques temps après, j'ai réalisé que j'avais mis en scène la mort de ma grand-mère. Cette mort fut déterminante puisque j'ai commencé le théâtre à ce moment en montant La maison d'os de Dubillard, une pièce sur l'existence. Elle a été écrite à la suite du suicide de sa femme. Par le théâtre et l'écriture, il décidait de continuer à vivre grâce à cette pièce qui décrit la mort d'un homme abandonné de tous, dans une vieille maison. C'est une dramaturgie éclatée et fantastique. Après la mort et l'abandon, j'ai choisi la vie, l'exaltation de la vie que je poursuis avec le théâtre, lieu privilégié où tout en regardant et souffrant de la réalité, l'espoir est possible.
L'espace-théâtre que je vais retrouver à Lorient, n'a pas d'image. Il échappe. Il faut rendre cette échappée plus nécessaire qu'elle ne l'est dans ce contexte, cette ville, ce pays, telle la pièce de Motton, Reviens à toi (encore) que je monterai en décembre prochain, à l'Odéon. Il s'agira selon moi d'approcher cet intervalle délicat où trois personnages vont essayer de raconter une histoire tandis qu'ils n'ont aucun droit d'exister. Cette situation est comparable en quelque sorte à celle des Sans Domicile Fixe aujourd'hui, et à celle de tous les rejetés de la terre... Ces trois rejetés-ci n'existent que par l'histoire qu'ils racontent, par le fait théâtral. Ils arriveront sur la scène de l'Odéon et là il n'y aura rien, je veux dire juste des travaux et ils profiteront du moment où les ouvriers sont partis pour tenter de raconter une histoire qui les ferait exister avant qu'ils ne soient chassés par les lumières du théâtre et par le public qui rentrera. Le public présent sera considéré en son regard comme clandestin. Logiquement, il ne devrait pas avoir le droit d'être là avant que le théâtre ne fût remis en ordre après les travaux. Les "rejetés" se jouent leur histoire pour eux-mêmes, de façon très pudique car ils sont les derniers gardiens des valeurs morales, les deniers acteurs, ce point aveugle de la société à partir duquel on peut vraiment inventer, commencer à dire autre chose en sortant enfin du constat de réalité et de son analyse, qui appartiennent aux journalistes, non aux artistes. À nous d'inventer la vérité, selon Verdi, et de ne pas savoir pour savoir. Celui qui sait est un professeur, pas un artiste.
Si je fais du théâtre politique? Non, ou plutôt oui, parce que je fais du théâtre poétique avant, et aujourd'hui, le politique est dans le poétique.