Actualité de la scénographie
15 octobre 1994 · JEAN CHOLLET
ERIC VIGNER · CLAUDE CHESTIER · L' ÉQUILIBRE DU QUATRIÈME MUR
Ses précédents spectacles l'ont clairement démontré, la création théâtrale d'ÉRIC VIGNER passe essentiellement par une rencontre originale avec un espace scénique. Associé à CLAUDE CHESTIER, scénographe, il poursuit avec la pièce de Gregory Motton, REVIENS A TOI (Encore) une confrontation avec le mythique théâtre à l'italienne * amorcée avec une belle réussite lors de La Pluie d'Été de Marguerite Duras créé la saison dernière.
C'est dans une ancienne manufacture d'Ivry sur Seine qu'Éric Vigner répète la pièce de cet auteur britannique âgé de trente-deux ans, dont les deux œuvres créées sur des scènes françaises (Chutes et Ambulance), attestent d'un talent singulier et novateur. Si, avec Edward Bond et Howard Barker, il compte parmi les forces vives du théâtre anglais d'aujourd'hui, ses pièces (six créations en Grande-Bretagne de 1987 à 1993) ne s'inscrivent pas dans une dramaturgie traditionnelle. Évoquant les laissés-pour-compte de notre société, son théâtre, sans intrigue et sans psychologie, laisse à voir au sens ou l'évoquait JouvET c'est-à-dire "sentir". Pour une plongée poétique dans les facettes enfouies de l'âme humaine, dépouillée de toute analyse sociale, sans identité de temps, avec des colorations de tragi-comédies bouffonnes. Une invitation à un voyage humaniste d'une étonnante modernité, qui explose avec humour les structures du rationnel. C'est le cas de REVIENS À TOI (Encore) (Looking at you (revived) again), qui sera créé à Albi le 4 octobre prochain, puis présenté à l'Odéon-Théâtre de l'Europe du 30 novembre au 18 décembre. La pièce, à connotation biblique, évoque un singulier parcours ponctué de quatorze tableaux (comme le chemin de croix), pour trois protagonistes hors du commun, un homme Abe, et deux femmes F.P. (la fille de la Pérégrination) et la Femme Sombre.
La première approche de mise en scène d'Éric Vigner en regard du texte de Motton passe par une certitude : "Il me semble important de le représenter sur la scène d'un théâtre à l'italienne, où tout est code, convention, mémoire lourde et chargée de sens ; il faut le jouer dans ce lieu afin que le texte résonne dans sa plus grande modernité". Ce choix figé, restait à en définir les options scénographiques. Plateau nu utilisé dans sa profondeur, jeu devant le rideau de fer, ont été successivement évoqués. Il importait de rompre avec une utilisation codifiée du théâtre pour mieux mettre en lumière, en jouant sur les oppositions du lieu et de l'espace scénique, l'essence même de la pièce.
Claude Chestier, jeune scénographe, paysagiste de formation, complice d'Eric Vigner depuis La Maison d'Os (1991), collabore également avec Monique Hervouèt, Michel Simonot, Michel Valmer. élaborant des scénographies dépouillées et évolutives avec une approche sensible de l'œuvre représentée, dans laquelle le choix des matériaux utilisés prend une place importante. Il propose comme élément de référence pour ce décor la brique. Matériau issus directement de la terre et qui rejoint certaines des didascalies contenues dans la pièce. Restait à aménager un décor qui rompe avec une "représentation" conventionnelle de l'espace, reflète et intègre le théâtre tout entier dans une nouvelle identité. Il se présente sur un plateau nu utilisé dans son intégralité, sans cadrage, avec au centre un massif de briques creuses sur palettes sur une hauteur accessible au jeu des comédiens. Des palettes de bois vides sont disposées de part et d'autre de ce massif. Cette structure de briques s'écartera suivant les besoins de la dramaturgie, laissant écouler un flot de boue jusqu'en avant-scène, seul élément spectaculaire de ce décor. En limite du cadre de scène, de la brique scellée sur un ou deux rangs (avec un passage pour l'écoulement de la boue) matérialise le fameux quatrième mur amorcé concrètement ici et utilisé sur ses vingt centimètres de largeur pour un jeu "sur le fil" des comédiens.
Théâtre désaffecté ? en démolition ? squatté ? autant d'interprétations possibles, mais les restes (ou l'amorce) de ce mur symbolisent de manière évidente les intentions d'Éric Vigner jouant sur l'intermédiaire, le déséquilibre. la limite du dedans et du dehors, avec coté salle le premier rang de fauteuils habillé et une partie du balcon en avant-scène cour utilisée pour le jeu. "La marge théâtrale ne se produit "qu'entre". C'est dans cet espace insaisissable, entre la réalité et l'imaginaire, dans cette "faille" que se trouve la poésie, l'art, l'essence même du théâtre". Tel qu'il apparaît dès maintenant dans ce lieu de répétition, sous la lumière du jour des verrières et sans artifice, ce décor impressionne par sa réalité très forte et l'intensité qu'il dégage. Il marque une nette volonté de rompre avec le spectaculaire surfait à la mode sur certaines de nos scènes, pour rejoindre une "vérité" théâtrale qui s'impose avec une lumineuse nécessité. Éric Vigner et Claude Chestier ont conçu une scénographie ouverte qui devrait donner toute sa mesure habitée par les comédiens et face aux velours et à l'or d'une salle à l'italienne, mais dès à présent elle concrétise avec une grande justesse les définitions développées par Éric Vigner dans ses notes de mise en scène.
"LOOKING AT YOU (REVIVED) AGAIN se jouera dans un théâtre à l'italienne. Un théâtre à l'italienne vide, désaffecté. Magie inhérente à sa mémoire intrinsèque. Or et velours grenats. La nuit. Cérémonie secrète, y être convié. Trois êtres jouant pour eux-mêmes et devenant pour eux-mêmes les personnages de leur propre histoire. Fragments de leurs vies, Passé, Présent, Futur. Quête. Voyage. - Entre le réel et la fiction. - Entre la vie et la mort. - Entre le rêve et la réalité. Le théâtre tout entier, Madame James au balcon. Abe au bord de la scène les bras tendus. Où en est-on du théâtre d'aujourd'hui ? De la forme qu'il faut trouver pour parler aux hommes ? Cette scénographie contribuera pour sa part, sans doute, à amorcer quelques éléments de réponse à ces deux questions fondamentales."
* A lire A.S. n° 65 "Quel théâtre sur nos scènes, par Vigner et Du Théâtre la revue n°3 - Janvier 1994- "L'espace acteur"