Télérama
7 Décembre 1994 · FABIENNE PASCAUD
L’extrême Lorient
Qu’il mette en scène un conte acidulé de MARGUERITE DURAS (LA PLUIE D’ÉTÉ) ou, aujourd’hui, cette épopée mystico-fantastique de l’Anglais GREGORY MOTTON - REVIENS À TOI (ENCORE) -, il travaille toujours main dans la main avec sa jeune sœur, BÉNÉDICTE VIGNER. Sa compagnie, Suzanne M., porte d’ailleurs le nom de leur grand-mère maternelle, SUZANNE MENUET : cette femme garagiste qui l’emmenait, petit garçon, faire quotidiennement le tour du cimetière de leur village breton, là, juste derrière la maison. Entre les tombes, elle lui racontait des histoires si extraordinaires...
Le nouveau directeur du Centre dramatique de Lorient, l’acteur-metteur en scène et plasticien ÉRIC VIGNER, 33 ans, reconnaît avoir été soutenu, aimé depuis l’enfance par des femmes. Est-ce ce qui lui donne cette transparence, cette grâce, qu’on retrouve dans chacun de ses spectacles ? C’est la mort de la grand-mère, justement, qui le pousse, en 1991, à sa première mise en scène LA MAISON D’OS de ROLAND DUBILLARD : une drôle de pièce avec des vivants et des morts abandonnés dans une drôle de maison... Il s’était senti lui-même, soudain, si abandonné ; il voulait faire revenir sur le plateau du théâtre ses fantômes préférés. Jusqu’alors, il ne s’était imaginé qu’acteur. Mais de loin ! Dans son village, il n’avait goûté à la magie du spectacle qu’à travers la télévision : il n’y avait vu que les pièces de boulevard d’AU THÉÂTRE CE SOIR.
Alors à Rennes, il s’était d’abord inscrit aux beaux-arts ; nanti d’un Capes d’arts plastiques, il avait même commencé à enseigner ; il était allé faire un tour au Conservatoire d’art dramatique par hasard... Etudier la composition des tableaux, le sens de l’espace des plus grands artistes, lui avait donné le goût de l’espace scénique, l’envie d’être lui-même au milieu du décor. Il file bientôt à Paris pour y entrer à l’école de la rue Blanche, puis au Conservatoire d’art dramatique.
On le remarque pour la première fois dans ELVIRE-JOUVET 40, cette leçon de théâtre-spectacle montée par BRIGITTE JAQUES. Au côté de MARIA DE MEDEIROS, il y incarne un élève comédien que malmène le professeur JOUVET. Il lui reproche sans cesse de ne pas respecter assez le texte, sa ponctuation, sa respiration : le seul moyen selon lui d’amener l’interprète à l’incandescence du sentiment. Pareille rigueur conduit bientôt ÉRIC VIGNER à passer à la mise en scène. Il trouve que le théâtre français de la fin des années 80 est si conventionnel, si narcissique, si mou. Il rêve d’exaltation poétique : il a envie de crier qu’on est vivant, que tout est possible, qu’il faut continuer.
Exactement ce que murmure la femme paralysée de REVIENS À TOI (ENCORE) de GREGORY MOTTON : ce "chemin de croix" en quatorze tableaux d’un vagabond irlandais christique et alcoolique, victime et bourreau, entre BECKETT et SHAKESPEARE, les légendes celtes et l’errance actuelle des sans domicile fixe. Une comédie barbare et métaphysique, que VIGNER a installée aux quatre coins de la salle à l’italienne classique, sur le balcon, à l’orchestre. Comme pour faire mentir les dorures et les velours rouges devant la scène noyée d’eau, de terre, de boue.
Pour chaque pièce, il cherche la magie singulière d’un lieu. Il aime passer les limites, franchir les frontières : entre le réel et la fiction, la vie et la mort, le rêve et le quotidien. À la manière de PIRANDELLO, il répète qu’il faut « inventer la vérité », faire de l’insaisissable une réalité, de l’invisible un acte poétique. Et ne jamais réduire les mots à leur « petit » sens, à leur petite tristesse, à leur petite détresse ; mais leur rendre leur pureté, leur évidence premières, et plonger dans le sacré. Après le BAJAZET, de RACINE, qu’il doit monter en mai 95 avec la troupe de la Comédie-Française, le premier spectacle qu’il proposera dans son tout nouveau Centre dramatique de Lorient est L’ILLUSION COMIQUE de CORNEILLE. Il rêve justement du temps où Lorient s’appelait encore L’Orient. Il rêve de retourner dans la Bretagne magique de son enfance, du temps où sa grand-mère l’emmenait faire le tour du cimetière.
Critique
Un homme a quitté son épouse, ses enfants; il court les routes; mi-prophète, mi-vagabond, mi-bourreau, mi-victime. Sur les étapes lamentables et sublimes de son chemin de croix, entre une jeune fille sanglante et une femme-médium, il découvrira simplement la vie et ses infinis possibles... Étrange fable, énigmatique et intime. Éric Vigner l'a montée avec une transparence sereine, une mélancolie joyeuse. Au milieu d'un décor de bois, de boue et de linge blanc, Bruno Raffaeli, Marilu Marini et l'insolente Alice Varenne incarnent avec une présence de diablotins cette cruelle et tendre histoire d'un jeune auteur anglais inconnu chez lui, mais déjà adulé en France.