Liberation
30 novembre 1994 · RENÉ SOLIS
Portrait · Un obstiné sur des sables mouvants
Éric VIGNER présente Reviens à toi (encore) de GREGORY MOTTON. Une passion en quatorze tableaux. Portrait d'un metteur en scène amoureux de Sarraute, des bénédictins et de Pulp Fiction.
L'OEIL GRIS BLEU, le cheveu court, la barbe en fin collier, la voix posée: il y a du séminariste chez ce jeune homme de 34 ans . Il n'en est pas si loin, lui qui garde encore le souvenir ému de sa rencontre, au mois de septembre dernier, avec les moines bénédictins de l'abbaye d'Encalcat dans le Tarn. Répétant à Albi REVIENS À TOI (ENCORE) de GREGORY MOTTON (Libération du 7/10/94), il avait eu l'idée de leur soumettre le texte de la pièce. "Le père Marie m'a rappelé le lendemain. Il m'a dit que ni lui, ni les deux autres pères qui l'avaient lue n'y avaient rien compris. Ils n'y voyaient aucune référence christique. lls croyaient même à un canular ". Il ne s'est pas découragé :"Je leur ai dit que j'étais sûr qu'il s'agissait d'une passion moderne, d'une pièce sur la foi et la pitié." Une conviction qui a fini par convertir les moines. Quelques jours après, il s'est retrouvé dans une cellule d'Encalcat en compagnie des pères Anselme, David et Marie. "Ils avaient préparé du Banga et des gâteaux Lu. Ils étaient tellement contents d'être là, assis sur le lit comme des moines Schtroumpf. Nous avons parlé une heure et demie, dans une totale liberté. C'était fascinant de constater la profondeur de leur spiritualité et de leur culture, leur liberté." De quoi réconcilier le metteur en scène avec le catholicisme de son enfance.
Pour parler de ses origines, ÉRIC VIGNER a une formule: "je viens de loin". De la Bretagne profonde en l'occurrence : Janzé, à vingt-cinq kilomètres de Rennes, où son père était garagiste. En ces terres cléricales, sa famille était plutôt laïque et républicaine, mais il a "baigné dans la religion" assidu au catéchisme. Jusqu'à ce jour chez les louveteaux où le prêtre, pour le punir d'une vétille, a coupé l'hostie en deux pour la communion et ne lui en a donné qu'une moitié. "J'ai été traumatisé pendant des années."
De la vie au village, ÉRIC VIGNER a surtout gardé des bons souvenirs. Attiré par le théâtre, il ne le connaît qu'à travers Maria PacÔme ou Jean Le Poullain à la télé : "J'étais fasciné. Ils mefaisaient rêver!" Doué pour le dessin, il s'inscrit aux Beaux-Arts à Rennes. "Quand je suis arrivé à la fac, j'ai sorti mon dossier perso : rien que des dessins de mon chien ou des routiers qui s'arrêtaient au garage. Le prof déchirait à mesure. Je me suis dit : iI y a quelque chose à comprendre que je ne comprends pas. C'est ce prof qui m'a déclenché." Un déclenchement qui le mène de Rennes à Paris et de l'école de théâtre de la rue Blanche au Conservatoire et à la mise en scène, sans que jamais il oublie d'où il vient : "À mon premier spectacle, j'avais peur qu'on me jette. Qu'on dise: il fait chier celui-là, on le prend pas." Le premier spectacle, c'était la Maison d'os de Roland Dubillard, en 1991, dans une usine désaffectée d'Issy-les-Moulineaux. ÉRIC VIGNER n'a pas été jeté. Après la Maison d'os, reprise au Festival d'Automne, il monte avec sa compagnie Suzanne M. La Pluie d'été de Marguerite Duras, puis, cette saison, après un petit tour du côté de Daniil Harms et de Jean Audureau, ce Reviens à toi (encore) de Gregory MOTTON. Des spectacles qui comptent de moins en moins d'acteurs - ils ne sont que trois pour le MOTTON contre vingt pour le Dubillard - mais où VIGNER semble s'approcher de plus en plus près du texte. "Quand j'ai lu pour la première fois la pièce de MOTTON, je n'ai compris ni la construction ni le sens, mais j'étais sûr que c'était très bien." Il y trouve de nombreux points communs avec l'écriture de Nathalie Sarraute, et d'abord "cette façon de s'arrêter sur une phrase et de plonger à l'intérieur, au plus profond de l'abîme, avant de remonter".
À force de relire, VIGNER trouve pourtant des clés pour Reviens à toi (encore), ses références bibliques, sa construction en quatorze tableaux, autant que les stations de la passion du Christ. MOTTON, VIGNER le connaît depuis une lecture de Message pour les coeurs brisés au Royal Court de Londres. "Il était tout en noir, comme un corbeau. Il avait l'air d'un jeune homme, pas d'un auteur". Pour parler du théâtre du jeune Anglo-Irlandais vêtu de noir, il évoque aussi volontiers le cinéma de Quentin Tarantino. "Ils ont la même capacité pour absorber toutes les influences, ce même côté autodidacte et touche-à-tout. MOTTON a lu Beckett, Synge et la Bible. Il connaît la Norvège par sa femme, adore le foot. Il fait les choses sans gravité, il ne prétend pas raconter quelque chose de plus. "Ses personnages sont abandonnés de Dieu et des hommes mais ils sont vivants." Avec MOTTON et Tarantino, VIGNER se verrait presque signer un manifeste de l'au-delà des utopies : "Pour nous, les choses ne sont pas si graves, nous n'avons pas peur d'avoir les pieds sur des sables mouvants. Quand je travaille avec des élèves, j'essaie de casser le rapport romantique à l'art : Je leur dis : Soyez votre propre Champollion ! Essayez par vous-mêmes de déchiffrer taus ces petits signes sans vie sur le papier blanc."
Pour Reviens à toi (encore) VIGNER a fait appel à Alice Varenne, une habituée, et à deux autres comédien venus d'horizons très différents du sien: Marilu Marini (de la famille Arias ) et Bruno Raffaelli (de la famille Savary). VIGNER aime bien les familles, et il a tenu à en refonder une avec eux. Depuis la création à Albi début octobre, ils sont restés ensemble. Et dans tous les théâtres où ils ont joué, ils sont invariablement venus répéter de 16h à 19h, avant la représentation. "Il faut qu'ils ressentent l'atmosphère du lieu, qu'ils soient là quand le spectacle commence." L'intégration s'est apparemment bien passée: "Au début des répétitions, j'essayais de dire à Bruno Raffaelli que son rôle, ce n'était pas seulement du Ken Loach. Je lui donnais des missels et il hallucinait un peu : "Comment ça se joue, le Christ?". Aujourd'hui, Raffaelli a nettement moins peur de jouer les crucifiés. Il a même trouvé l'un de ses plus beaux rôles, de même que Marilu Marini, impériale en paralytique à son balcon.
En juillet 1995, après avoir présenté Bajazet au Vieux-Colombier, ÉRIC VIGNER doit prendre la direction du Théâtre de Lorient. Il ne manque pas d'idées. Accueillir en résidence des artistes pour leur premier spectacle. Travailler sur la mémoire des lieux, investir le cimetière de bateaux de Lanester et la base sous-marine qui vient d'être désaffectée. Il s'y verrait bien mettre en scène Hiroshima mon amour.