Pierre corneille, son inscription sociale · Bernard Dort · L'ILLUSION COMIQUE

Pierre corneille, son inscription sociale · Bernard Dort · L'ILLUSION COMIQUE
Le statut de PIERRE CORNEILLE au XVIIe siècle
Dramaturgie
Bernard Dort
Corneille dramaturge
L'Arche Éditeur
Langue: Français
Tous droits réservés

PIERRE CORNEILLE, son inscription sociale · BERNARD DORT

Extraits de : CORNEILLE dramaturge. Bernard DORT . L'Arche. Travaux.

Un statut

PIERRE CORNEILLE n'aurait-il pas vécu? Ou n'aurait-il été qu'un prête-nom, un masque? À lire certains exégètes, on le croirait presque, puisque l'un d'entre eux va jusqu'à écrire : "Par un bonheur qu'on peut apprécier, la vie de PIERRE CORNEILLE est à peu près inconnue." Certes, si l'on entend par vie un ramassis d'anecdotes, nous ne connaissons guère celle de CORNEILLE. Mais une vie, c'est plus que ce chapelet de petits faits patriotiques ou graveleux, c'est aussi une situation dans une société donnée et sa lente, sa profonde transformation au cours des années. Ainsi, la vie de CORNEILLE nous intéresse sans souci d'histoire littéraire. Je crois même qu'aucune analyse de l'oeuvre de CORNEILLE ne peut aboutir, si elle ne s'applique d'abord à définir sa situation, la singularité et l'unité de cette situation au long de presque tout un siècle.

Il est de fait que peu d'exégètes ont cru bon de commencer par là. Parce que CORNEILLE paraissait monolithique, parce qu'il n'offrait aucune prise aux commérages — les seules anecdotes que nous en connaissions sont fausses (celle du soulier et de la pauvreté du vieux CORNEILLE) ou trop allusives pour que l'on puisse s'en contenter (celle de ses "amours" avec la DU PARC ) —, parce que son règne sur le théâtre parisien semble sans fissure pendant plus de trente ans, parce que ses héros se sont vite figés, pour une postérité inattentive, en un type : le héros cornélien, on a cru possible d'oublier PIERRE CORNEILLE, d'oublier son inscription sociale, volontaire, obstinée, d'oublier que son oeuvre elle-même était profondément dépendante de l'histoire, et que, loin de former un bloc, elle pouvait, elle devait être considérée comme un un système en évolution, comme une dramaturgie dont le principal objet était cette histoire : une histoire en mouvement.

PIERRE CORNEILLE, bourgeois de Rouen

À la différence de beaucoup d'auteurs des débuts du XVIIe siècle, seigneurs de peu de biens ou cadets de bonnes familles, souvent pourvus de bénéfices ecclésiastiques, CORNEILLE est un bourgeois. Il appartient à la bourgeoisie aisée, enrichie par le négoce, d'une des provinces les plus proches de Paris. Depuis deux générations au moins, sa famille est entrée dans la bourgeoisie de robe rouennaise et y a fait lentement son chemin, progressant d'office en office et se constituant, à Rouen et dans les environs, un patrimoine immobilier qui pût l'égaler à la noblesse.

En 1584, le grand-père de PIERRE CORNEILLE a acheté, rue de la Pie, près du Vieux-Marché de Rouen, la maison, presque un hôtel, qui sera celle de la famille CORNEILLE. Et quatorze ans après (deux ans avant la naissance de PIERRE CORNEILLE, l'ainé), son père, PIERRE lui aussi, a fait l'acquisition du domaine de Petit-Couronne : une maison de maitre, avec seize hectares de bonne terre.

Voilà la famille CORNEILLE établie. PIERRE CORNEILLE n'aura qu'à suivre l'exemple de son père et de son grand-père. Telle est sa première certitude, et il n'en démordra pas. Des études chez les Jésuites; quelques prix de vers latins et, à dix-huit ans, PIERRE CORNEILLE prête serment comme avocat stagiaire au Parlement de Rouen. Y plaida-t-il? On ne sait.

Toujours est-il que, quatre ans plus tard, en 1628, son père lui achète un double office : PIERRE CORNEILLE devient avocat du roi au siège des Eaux et Forêts, c'est-à-dire à la Table de Marbre de Rouen, et à l'amirauté de France. Il a en principe trois audiences par semaine. Pendant vingt-deux ans il remplira scrupuleusement les fonctions de sa double charge, rédigeant de longs rapports pour défendre les intérêts du roi.

On le voit : dès le début de sa vie, les jeux sont faits. CORNEILLE l'aîné va continuer son père, Maitre des Eaux et Forêts en le vicomté de Rouen, et son grand-père, conseiller référendaire à la chancellerie du Parlement de Normandie. Autour de lui, oncles, grands-oncles travaillent dans le même sens : il s'agit pour tous de constituer une grande famille de la bourgeoisie de robe qui puisse balancer les castes de féodaux normands.

L'"officier" CORNEILLE

Que l'on ne sous-estime pas l'influence décisive qu'eurent sur le dramaturge PIERRE CORNEILLE ses origines, ce qui fut longtemps son métier et, surtout, son appartenance à un groupe social cohérent : celui des officiers. Jamais, en effet, CORNEILLE ne s'est considéré autrement que comme officier. Jamais il n'a dérogé à cette sorte de cléricature sociale. Jamais même il n'a tenu la littérature et le théâtre pour une façon de se hisser, subrepticement, jusqu'au monde de la féodalité. Non, pour lui, la littérature - le théâtre comme l'édition - n'a été qu'un moyen de poursuivre l'ascension sociale de sa famille, de toute la famille CORNEILLE, grossie, enrichie par une habile politique de mariages, d'accélérer ce processus si fréquent au XVIIe siècle : l'accession, par le service direct du roi, des officiers à la noblesse, la conversion de la bourgeoisie en noblesse de robe dans la dépendance du roi et de lui seul. Il y parvient vite: en 1637, après LE CID, le roi accorde des lettres de noblesse au père de PIERRE CORNEILLE. Et, presque trente ans après, quand LOUIS XIV prend un édit révoquant toutes les lettres de noblesse expédiées depuis 1630 — édit enregistré, non sans mauvaise volonté, on s'en doute, par la Cour des Aides de Normandie — PIERRE CORNEILLE qui est encore, mais plus pour longtemps, le "Grand CORNEILLE", obtient qu'une exception soit faite en sa faveur. Cette révocation des lettres de noblesse — mesure qui touchait presque exclusivement les officiers — témoigne d'ailleurs d'un bouleversement de la politique royale au XVIIe siècle. Nous touchons ici à un phénomène de l'évolution sociale dont LUCIEN GOLDMANN a bien mis en lumière les conséquences idéologiques dans son Dieu caché et dans son Racine.

Rappelons-en les grandes lignes. Le jansénisme, remarque GOLDMANN, s'est développé et a rencontré le maximum de sympathies parmi les gens de robe et les membres des cours souveraines, c'est-à-dire dans le groupe social des officiers. Il constituerait ainsi la réaction idéologique de ce groupe qui a ressenti comme une frustration politique et sociale le changement d'orientation de la politique royale sous LOUIS XIV.

Depuis longtemps, en effet, le roi s'appuyait sur cette bourgeoisie de robe, sur les officiers, contre les nobles, contre les féodaux. Ainsi, au début du XVIIe siècle, l'administration des provinces était encore assurée par les pouvoirs locaux, notamment par les cours, et les conseils du roi n'y exerçaient qu'une fonction de contrôle. Mais peu à peu ces derniers passèrent du contrôle à l'administration directe, en même temps que se constituait une "bureaucratie dépendant du pouvoir central et intimement liée à celui-ci, la bureaucratie des commissaires". D'autre part, le roi multipliant pour des raisons financières la création d'offices (en 1638, un second office d'avocat à la Table de Marbre de Rouen est créé : CORNEILLE, voyant le prix du sien diminuer, proteste mais en vain), ceux-ci se dévaluent et leurs titulaires se détachent du roi, allant jusqu'à faire cause commune avec la noblesse contre lui.

Dans cette perspective, les années 1638-1640 marquent le tournant de la politique royale — tournant que le double échec de la Fronde, la parlementaire comme la féodale (1648-1653), et le début du règne personnel de LOUIS XIV vont transformer en un renversement politique et social dont on ne saurait surestimer l'importance : à l'autorité des officiers, le roi substitue de plus en plus celle de ses commissaires, de ses conseils qui administrent alors directement. Auparavant, nous avions affaire à une monarchie tempérée d'Ancien Régime où le roi s'appuie, pour faire contrepoids aux seigneurs, sur le tiers-état et, particulièrement, sur le corps des officiers et des légistes... Maintenant, voici une monarchie absolue, indépendante de la noblesse, d'une noblesse réduite à une fonction décorative, mais indépendante aussi du tiers-état, et qui gouverne à l'aide d'un corps qui n'existe que par elle : la bureaucratie des commissaires. L'officier PIERRE CORNEILLE, absolutiste par vocation sociale autant que par conviction personnelle, va donc se trouver en porte-à-faux. CORNEILLE rêvait, avait rêvé d'un État organisé autour du roi et selon lui. Toute une partie de son oeuvre — celle des classiques "chefs-d'oeuvre cornéliens" — nous propose même l'image d'un monde unifié sous le pouvoir du roi et par l'entremise du juge. Or voilà que l'instauration de l'absolutisme nie cette construction idéale. Le roi ne règne plus par les officiers. Il règne seul. Il règne selon son bon plaisir, et commissaires, intendants, conseillers ne font que veiller à l'exécution de ses ordres. Ultime paradoxe, le roi a maintenant rassemblé autour de lui sa vieille noblesse féodale, enfin domestiquée : la cour. Les officiers sont condamnés à la province, à l'obscurité. Leur grand rêve d'une monarchie parlementaire a avorté. Il ne se perpétuera que souterrainement, jusqu'à ce que MONTESQUIEU lui donne une forme doctrinale et qu'il finisse par se perdre dans le grand courant libéral du XVIIIème siècle. Rien n'illustre mieux cette brusque mutation de la politique royale et les conséquences qu'elle entraîna pour tout le groupe des officiers, pour l'officier PIERRE CORNEILLE lui-même, qu'un épisode, le plus sinon le seul spectaculaire de la vie de CORNEILLE.

En janvier 1650, le duc et la duchesse de Longueville (celle-ci était la soeur du Grand CONDÉ qui vient de se déclarer contre la reine et MAZARIN) tentent de soulever la Normandie. Le 19 janvier, CONDÉ, CONTI et LONGUEVILLE sont arrêtés. La duchesse se voit contrainte de gagner les Pays-Bas. La régente, le jeune roi et MAZARIN se rendent alors à Rouen pour y rétablir l'ordre — l'ordre royal contre l'ordre féodal de LONGUEVILLE — et procéder à une vigoureuse épuration. Les lieutenants généraux du royaume, le procureur de Normandie et le procureur syndic des États de Normandie (BAUDRY, un protégé des LONGUEVILLE, frondeur enragé) sont destitués. Et c'est PIERRE CORNEILLE, "dont la fidélité et l'affection nous sont connues", qui est chargé des fonctions de procureur syndic des États de Normandie. Poste considérable, qui vaut à CORNEILLE, jusqu'alors très indépendant et de par sa charge éloigné de tout remous politique, d'être traité, dans L'Apologie Particulière, écrite par un protégé des LONGUEVILLE, "d'ennemi du peuple puisqu'il est pensionnaire du MAZARIN... qui sait fort bien faire les vers mais qu'on dit assez malhabile pour manier les grandes affaires". De plus, cette nouvelle situation oblige CORNEILLE à vendre sa charge, mais, dans ces temps de désordre et de baisse générale du prix des offices, il n'en peut tirer que six mille livres alors qu'il l'avait achetée onze mille cinq cents.

Or, dès mars 1651, la conjoncture était renversée : les princes relachés (en février), BAUDRY est rétabli dans sa charge de procureur syndic des États de Normandie, et CORNEILLE remercié, sans que personne n'ait songé à le dédommager du préjudice subi. PIERRE CORNEILLE a donc perdu sur les deux tableaux : vis-à-vis des princes, vis-à-vis du roi surtout. Il est victime de la politique royale, de ce roi dont il a pourtant fait le principe même de son oeuvre dramatique et dont il n'a cessé d'être, de se vouloir le serviteur.

Certes, il continuera à affirmer sa fidélité au principe de l'absolutisme royal, à servir et à célébrer le roi; cette affaire ne modifiera en rien son comportement (à peine peut-on y voir l'une des causes de sa traduction de L'Imitation), ni ses "idées" politiques. Mais elle n'en est pas moins révélatrice : la fidélité, l'attachement de l'officier PIERRE CORNEILLE au roi, au principe du pouvoir royal (même représenté par MAZARIN que CORNEILLE n'aimait pas), le roi et l'histoire les ont trahis.

L'écrivain PIERRE CORNEILLE

Mais l’officier Pierre CORNEILLE fut aussi un écrivain. Cela est l’expression d’une profonde nouveauté pour l’époque et non un truisme. Car Pierre CORNEILLE ne se contenta pas d’écrire. Il entendit exploiter ses œuvres, en vivre, en faire commerce. Officier, il se voulut également écrivain: un écrivain d’État, honorant un roi qui l’honore.

La chose fit d’ailleurs scandale à l’époque. Quoi! dans les belles-lettres, CORNEILLE transposait, imposait les usages bourgeois! Ainsi que le notait d’Aubignac, CORNEILLE ne sort de ses ténèbres que “pour faire des courses avantageuses dans le pays des histrions et des libraires. Il a vendu ses œuvres aux histrions, il les a vendues aux libraires, il les a vendues à ceux auxquels il les a séparément dédiées. Il faudrait qu’il soit d’une humeur insatiable s’il n’était pas content de son bon ménage après avoir vendu trois fois une même marchandise”.

CORNEILLE instaura littéralement un nouveau statut de l’auteur dramatique. Le statut traditionnel de l’auteur de théâtre est en effet d’appartenir à un seigneur, et de payer ce “maître” en divertissements, ou de dépendre entièrement d’une troupe, d’en être le fournisseur et presque le valet de plume. Dans le premier cas, nous avons affaire à de petits aristocrates, souvent libertins (tel Théophile de Viau), qui alimentent les troupes selon leurs besoins passagers et les caprices de leur “Maître”; dans le second, plus fréquent, à de véritables “nègres”, tel Hardy, le grand prédécesseur de CORNEILLE, qui travaillait avec et pour les Comédiens du Roy, qui les suivait même dans leurs pérégrinations, auteur de près de six cents pièces dont la plupart ont disparu, et qui bénéficiait de la protection épisodique de quelques seigneurs (dont ceux qui avaient protégé Théophile). Mais dans les deux cas, l’auteur est dépendant. Cette situation fera même le drame de Rotrou (1609-1650) qui, appartenant d’abord au comte de Soissons, puis au comte de Fiesque et par la suite attaché à la troupe des Comédiens du Roy, fut condamné à produire précipitamment, à la demande d’un public extrêmement versatile, avant de parvenir à se retirer comme lieutenant civil, peut-être pour commencer vraiment son œuvre, à Dreux où il mourut “en service”, de la peste, à l’âge de quarante-et-un ans.

Or, dès le début de sa carrière, sa situation d’officier, ses revenus immobiliers (on les estime à près de deux mille livres par an) gardaient CORNEILLE de tomber dans une pareille dépendance. Ensuite, le succès triomphal du Cid consacra l’autonomie (spirituelle mais aussi financière) de l’écrivain. D’un seul coup CORNEILLE avait conquis son indépendance: indépendance vis-à-vis des troupes. Car – ce point me paraît essentiel – CORNEILLE exerça pendant une trentaine d’années, exactement de 1637 à 1666 (date de la création d’Andromaque), une véritable royauté sur le théâtre: royauté qui lui valut des revenus (c’est aussi à près de deux mille livres par an qu’il faut estimer la rente que CORNEILLE tira de son œuvre) et une suprématie littéraire à peu près absolue.

À cet égard, certains épisodes de sa vie littéraire sont caractéristiques. Je ne puis ici que les énumérer: – c’est d’abord l’affaire du Cid, les Observations de Scudéry, Les Sentiments de l’Académie sur le Cid, la non-soumission de CORNEILLE et son premier silence: déjà, CORNEILLE se sent une puissance;
– c’est surtout cette tentative de “nationalisation” des lettres par le cardinal de Richelieu et ce “brain trust” des Cinq auteurs (6), dont CORNEILLE se retire vite, au risque de déplaire au Cardinal auquel il doit pourtant sa récente noblesse;
– ce sont les relations littéraires de CORNEILLE et du Cardinal, empreintes moins, comme on l’a prétendu, d’animosité ou de jalousie en ce qui concerne le Cardinal, que de respect (7) et d’indépendance du côté de CORNEILLE; et c’est, sitôt la mort de Richelieu, la suppression de la pension de mille cinq cents livres qui était versée à CORNEILLE;
– c’est, en 1642, ce coup de force dans le domaine de l’édition: CORNEILLE fait établir à son propre nom et non à celui de son libraire, comme il était d’usage, le privilège de Cinna; faisant imprimer ses livres à ses frais, à Rouen, il les revend ensuite, avec bénéfice, au libraire parisien;
– ce sont les nombreuses éditions de son œuvre, le premier recueil collectif de 1644, le Théâtre de 1660 avec les Trois discours et les Examens, enfin fait unique dans le XVIIe siècle littéraire, la grande édition de 1664 en deux volumes in-folio, format réservé aux grands Anciens; – ce sont les querelles: celle avec Molière (cf. La Critique de l’École des femmes), celle, surtout, avec l’abbé d’Aubignac; les silences de CORNEILLE, ses mépris; les écrits de toute une troupe de folliculaires, sinon à ses gages, du moins à sa dévotion...

Bref, l’exercice effectif d’un pouvoir littéraire et la mise en pratique de ce qu’il faut bien appeler une politique du théâtre. Car, contrairement à ce qu’on a pu dire, CORNEILLE ne se contentait pas d’écrire ses pièces, ni même de les exploiter financièrement. Il les suivait. Il s’occupait activement de leurs représentations. Et même, il ne dédaignait pas – des témoignages contemporains en font foi – de régenter l’activité théâtrale parisienne: ayant intérêt à ce que les deux troupes de Paris (le Marais et l’Hôtel de Bourgogne) se disputent ses pièces, il s’employait à soutenir tantôt l’une, tantôt l’autre. Aussi reste-t-il, même après 1660, l’auteur le plus joué.

Pourtant, c’est à cette époque que se produit le retournement: CORNEILLE demeure le roi des scènes parisiennes, mais Louis XIV ne le reconnaît plus. Dans le cadre du nouveau plan de nationalisation des lettres établi par Colbert, sous l’égide du roi et avec les bons services de Chapelain, une pension de deux mille livres de rente lui est bien attribuée. Mais, tout en reconnaissant en lui un “prodige d’esprit et d’ornement du théâtre français”, une inspiration “géniale” (8) avec des défauts de “dessein” et “d’art général”, les nouveaux maîtres, ces desservants du pouvoir absolu, ces commissaires, doutent de l’utilité de l’écrivain CORNEILLE: “Hors du théâtre, on ne sait s’il réussirait en prose ou en vers, agissant de son chef, car il a peu d’expérience du monde et ne voit guère rien hors de son métier.”

En 1674, CORNEILLE est “oublié” sur la liste des pensions royales. Il mettra huit ans à obtenir réparation de cet oubli. Son temps est définitivement passé. Son indépendance, sa royauté littéraire lui ont interdit de devenir un écrivain de cour. Louis XIV n’a que faire d’un écrivain d’État. CORNEILLE est maintenant hors-jeu.

Comme officier, CORNEILLE avait parié sur l’absolutisme: celui d’un roi qui unifierait l’État et qui appuyé sur la bourgeoisie (et la noblesse) de robe, “récupérerait” les énergies de la noblesse féodale pour les inscrire dans un ordre dont ce roi serait le principe, les féodaux l’énergie et cette bourgeoisie la raison. L’absolutisme a bien triomphé, mais pas de la façon dont l’espérait l’officier-CORNEILLE. Il a triomphé seul. Voici que le roi se prévaut maintenant d’un droit divin, qu’il gouverne non plus par intermédiaires, mais directement, par la seule entremise d’hommes à ses gages: les conseillers et les commissaires. Voici même que, loin de reconnaître la bourgeoisie comme groupe social dirigeant, il l’écarte de son trône, la nie (9) et s’entoure d’un écran protecteur: les nobles, les anciens féodaux, ramenés à l’obéissance, châtrés, réduits à l’état de cour. Et si CORNEILLE, qui est un produit de l’éducation jésuite, ne se tourne pas vers le jansénisme (10), s’il ne paraît même pas tenté par cette rupture avec le monde que constitue le jansénisme – solution qu’adoptent à partir de 1640 certaines famille d’officiers et non des moindres – il ne s’en tient pas moins, et il est tenu, à l’écart du nouveau régime. Son adhésion à Louis XIV, à sa personne comme au principe royal qu’il incarne, est certes inconditionnelle, mais elle ne se traduit que par des dithyrambes habilement disséminés dans ses dernières pièces. En fait, l’ordre de Louis XIV n’est pas l’ordre de CORNEILLE.

La situation de l’écrivain-CORNEILLE nous l’apprend aussi. Refusant le statut de l’écrivain de la féodalité (qui est un valet et un chantre du seigneur), CORNEILLE avait ébauché le statut de l’écrivain d’État: écrivain libre, qui ne dépendrait que de lui-même mais qui s’engagerait tout entier à servir l’État, en citoyen (ou, pour reprendre le vocabulaire de l’époque, en sujet).

Cependant, l’écrivain féodal disparu, ce n’est pas l’écrivain d’État qui lui succéda, mais l’écrivain de cour.
Or, CORNEILLE fréquenta peu la cour: “Dieu m’a fait naître mauvais courtisan” (11). Et cette cour ne se retrouvait plus dans son œuvre. Elle demandait des divertissements, fussent-ils tragiques; CORNEILLE ne lui proposait qu’une longue réflexion sur le pouvoir, ses fondements et ses effets.

Aussi, écrivain d’État, poète de la légitimité, sujet convaincu des vertus de l’absolutisme, CORNEILLE se voit-il condamné et négligé par un roi absolu, des ministres tout-puissants, une cour et un public qui ne veulent plus s’interroger, mais oublier, accepter et se regarder jouir de la vie. Quand il meurt, en 1684, c’est en exclu d’un ordre qu’il avait annoncé et appelé de tous ses vœux: autour de lui, le siècle avait basculé, et les mots, changé de sens.

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NOTES
(1) Octave Nadal qui ouvre ainsi sa thèse: (Le Sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre CORNEILLE).
(2) J’en excepte Georges Couton dont la préoccupation principale est de proposer de cette œuvre et de cette vie une explication qu’utilise en tâchant de les dépasser celles que peuvent donner l’histoire littéraire et la biographie.
(3) Collection “Bibliothèque des Idées”, Gallimard, Paris
(4) Collection “Les Grands Dramaturges”, l’Arche, Paris 1956. Repris dans “Travaux” 2, l’Arche, Paris 1970.
(5) Cf. Le Dieu caché, p. 118, ch. VI: “Jansénisme et noblesse de robe”
(6) Rotrou, l’Estoille, Boisrobert et Colletet. Cette équipe devait fournir à Richelieu des pièces sur commande. Chapelain, de son côté, devait en construire les canevas ou les retoucher. Trois œuvres sortirent de cette collaboration: en 1635, La Comédie des Tuileries, en janvier 1637, La Grande pastorale, et en février de la même année, L’Aveugle de Smyrne. Il semble que CORNEILLE ait quitté cette “Société” un an après, lors de l’élaboration de Mirame qui ne vit le jour qu’en 1641, sous le nom de Des Marests (cf. Antoine Adam: Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, tome I, Domat).
(7) Car il faut, je pense, accorder foi à Pierre CORNEILLE lui-même lorsqu’il évoque, dans sa Dédicace d’Horace à Mgr le cardinal duc de Richelieu, “ce changement visible qu’on remarque dans mes ouvrages depuis que j’ai l’honneur d’être à votre Éminence”.
(8) Ce sont les termes mêmes du rapport de Chapelain.
(9) Certes, le roi se sert des bourgeois, mais il ne fait que s’en servir: ils sont ses commis, ils ne sont plus des bourgeois.
(10) Dans Les Mémoires de Trévoux, il est fait mention du “Grand CORNEILLE se déclarant maintenant contre la nouvelle secte”, et toutes les tirades théologiques d’Œdipe (cf. notamment l’acte III, scène 5) apparaissent comme une réfutation de la doctrine janséniste.
(11) Œuvres complètes de CORNEILLE, Edition Marty-Laveaux, 1,2.