Un monde · Denis Lachaud · L'ACADÉMIE

Un monde · Denis Lachaud · L'ACADÉMIE
Un monde (écrit à partir d'un entretien avec Éric Vigner)
Note d’intention & entretien
Denis Lachaud
2012
Livre Saison 2012/2013 CDN Orléans/Loiret/Centre
Tous droits réservés

Un monde (écrit à partir d'un entretien avec Éric Vigner) · Denis Lachaud

Vous êtes fils de garagiste, petit-fils de garagiste. Vous avez vu, toute votre enfance, votre père travailler avec minutie. Vous avez appris l'artisanat, le goût du travail bien fait. Vous n'avez pas d'enfants. Je n'ai pas d'enfants j'en fais dites-vous. Vous avez décidé de faire des enfants dans le théâtre. Vous avez décidé de vous donner le temps de transmettre votre théâtre, votre sentiment du monde, â des jeunes acteurs. Vous avez décidé de prendre le temps d'inventer un vocabulaire commun avec un groupe de jeunes acteurs venus de pays différents, un vocabulaire commun nourri de ce vocabulaire de théâtre que vous avez peaufiné avec minutie depuis une trentaine d'années, un vocabulaire commun nourri aussi de leur propre vocabulaire, de leurs mots, des mots dont ils disposent chacun dans sa langue au moment d'entrer dans le théâtre. Vous avez choisi de jeunes acteurs étrangers car, dites-vous, le sens doit être dépassé. Ensemble. Et l'effort amène chacun à envisager la langue comme un travail, non une évidence. La rencontre est déterminante. Toujours. Il faut se trouver, dites-vous. Comme il faut trouver les textes avec lesquels faire le théâtre. Vous avez ménagé le moyen de travailler trois ans avec le groupe de jeunes comédiens.

Vous avez monté une courroie de transmission, un moyen dans l'économie théâtrale qui contraint à aller vite, un moyen d'inventer un travail qui s'inscrit dans le temps, trois ans, un temps suffisamment long pour qu'un langage commun se développe ensemble et s'assimile, s'inscrive en chacun. Vous savez que ce langage est un véritable langage, que ce langage dépasse le langage théâtral, que ce langage a à faire avec ce qui vous structure, ce qui vous tient debout. Vous avez nommé ce moyen l'Académie. Ce sont des gens qui se retrouvent sur un désir commun, une passion commune. L'Académie n'est pas une école. Car dans une académie intervient la démocratie, la réciprocité. L'Académie est un cadre qui protège des interférences. Grâce au temps, à la durée, à la jeunesse aussi. Vous avez ménagé un an pour établir ce vocabulaire commun. Pendant un an, vous n'avez monté aucun spectacle. Vous avez travaillé ensemble. Vous avez inventé ce langage avec vos mots et vos corps, vous l'avez assimilé. Et vous, vous avez choisi trois textes pour produire ensuite trois spectacles avec l'Académie.
Le vocabulaire commun permet de mettre en œuvre un processus. Le théâtre est un processus, le théâtre se fait avec le public, chaque soir. Le théâtre est un acte de transmission très direct. Au théâtre, on ne peut pas s'arrêter à la reproduction. Au théâtre, chercher est une nécessité. À chaque nouveau spectacle il faut chercher.
Et aussi, chaque soir il faut chercher. Chaque spectacle naît dans un temps donné, à une époque donnée, dans un certain rapport à l'histoire du théâtre. Chaque spectacle est une quête, la quête d'une forme, la quête d'une forme liée au présent de la représentation. Pas de passé, pas d'avenir. Juste le présent du travail fondé sur la connaissance commune. Ça travaille. C'est en mouvement. Quand le public est là, il faut pouvoir entrer sur la scène en sachant que tout va se faire au présent, grâce à ce vocabulaire commun qu'ensemble vous avez mis à votre propre disposition.

Je fais du théâtre avec de la littérature. Transmettre, c'est mettre au monde. Au départ il y a le livre. Nous sommes mis au monde quand nous naissons. L'auteur laisse des empreintes, je mets mes pas dedans. Nous sommes à nouveau mis au monde par tous ceux qui nous aident à enrichir notre propre langage en nous offrant le leur. Il s'agit d'être dans la pulsation, dans le sang, dans la respiration de celui qui écrit, de sentir celui ou celle qu'il est ou était, dans son corps, dans ses muscles. C'est une sorte de possession. Nous sommes à nouveau mis au monde par tous ceux qui nous offrent le langage donnant leur sentiment du monde. Il faut sortir la phrase du livre. L'acteur sort la phrase du livre et la délivre au public. C'est encore mieux quand tous ceux qui nous mettent au monde en nous offrant leur langage nous donnent les outils pour nous en servir, le transformer, le faire à notre main. Je m'intéresse au son. Le son dépasse le sens. Le cri est la forme la plus pure du théâtre. Le cri est avant le mot et après le mot. Alors nous pouvons trouver de quelle façon ce langage vient enrichir notre propre rapport à l'extérieur, à l'autre.
Le théâtre explore la complexité. Quelque chose est au-delà de l'expérience humaine. Ça échappe. C'est toujours un pont plus loin. Il faut trouver les questions, ne pas donner de réponses. Alors nous pouvons inventer un monde. Le théâtre rend compte d'un sentiment du monde. Nous pouvons inventer notre propre monde. Le sentiment, c'est un mot qu'il faut remplir. Il se structure, il se développe. Il s'épanouit.
Il faut se perdre. Et nous vieillissons. Il faut être sans arrière-pensée. Alors nous nous soucions de
le transmettre, ce monde qui est notre monde. J'essaye. Avant de disparaître. J'essaye comme un fou.