Rue 89 · Blog · 18 juillet 2012 · LA FACULTÉ

Rue 89 · Blog · 18 juillet 2012 · LA FACULTÉ
Le parti pris de VIGNER prolonge la façon dont HONORÉ lance ses mots au large des rives du réalisme et les laisse dériver
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Jean-Pierre Thibaudat
18 Jul 2012
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Rue 89 · Blog

18 Juillet 2012 · Jean-Pierre Thibaudat

Amour, inceste et homosexualité au Festival d'Avignon

La nouvelle pièce de Christophe Honoré, La Faculté, se passe quelque part en banlieue, entre fac et cité. Mais l'auteur a le don - la faculté - de faire dériver les lieux et les êtres dans un ailleurs, un peu comme les chansons qu'il invite dans ses films.

"Je suis la pédale, je suis la fifiIle, je suis l'enculé"

Il y a bien là une mère, madame Leflamair qui, dans son appartement de la cité les Iris, élève seule ses trois fils, Jérémy, Kevin et Yoann. Il y a bien là un Arabe prénommé Ahmed, Anna la petite dealeuse le beau Harouna irradiant la chambre qu'il occupe là où vit sa famille dans le lotissement Jules Vallès, et la discrète Souab, qui connaît tout le monde.

Il y a bien là une police qui rôde, les lumières d'un commissariat. Il y a là, très vite, au début de la pièce, un fait divers dont vont sans doute s'emparer les médias : Ahmed que l'on retrouve shooté au crystal, la tête défoncée de coups, agonisant dans un terrain vague entre fac et cité et qui meurt sur le chemin de l'hôpital. Même si Ahmed est roué de coups ayant entraîné sa mort sans avoir eu l'intention de la lui donner, il meurt d'abord d'amour. Pour Harouna. L'un des trois à lui donner de fatals coups de casque de scooter sur la tronche. Les deux autres, ce sont les frères de Jérémy qui, lui, avait été l'amant d'un soir d'Ahmed, lequel était aussi l'esclave sexuel consentant de son prof de fac, Stéphane.

L'homosexualité souvent cachée, difficilement assumée de ces "jeunes de banlieue", et que "les autres" ne veulent pas voir (Ahmed meurt parce qu'il n'existe pas), Christophe Honoré l'aborde frontalement : scène de baise et rêves lyriques traversent sa pièce. Jérémy, une nuit de neige, revenant sur les lieux du crime et s'adressant à Ahmed : "Ils t'ont battu, à mort, et ils t'ont oublié. Ils pourraient passer près de ton cadavre, ils ne te reconnaîtraient pas, ni toi, ni ce qu'ils ont fait. Et ils pourraient me tuer, moi aussi, parce que pour eux, je ne suis rien d'autre que toi. Je suis la pédale, je suis la fifille, je suis l'enculé... "

Une commande d'Éric Vigner pour son académie

La pièce qui prend le temps de se mettre en place et oscille ou hésite entre plusieurs registres, se concentre peu à peu et se grandit autour de son nœud tragique: Jérémy va-t-il aller dénoncer ses frères? Comment choisir entre l'amour d'une mère et son amour propre? Entre la vérité dite et le silence complice? Entre le sang des siens et l'odeur d'une peau aimée? Entre l'affirmation du jour et le remord de la nuit? 

Éric Vigner a commandé cette pièce pour les acteurs de son académie, alors même qu'ils n'avaient pas été choisis. Pourtant, tant ils sont tous très justes, la pièce semble avoir été écrite pour eux et pour Scott Turner Schofield (Stéphane) et la très impressionnante Jutta Johanna Weiss (la mère), qui complètent les sept de l'académie. Le parti pris de Vigner prolonge la façon dont Honoré lance ses mots au large des rives du réalisme et les laisse dériver. Rien de naturaliste. Ni dans le j eu, ni dans les costumes à commencer par ceux des jeunes garçons qui semblent sortis d'une photo de Bernard Faucon. Et nullement dans le décor: une plage de sable fin qui envahit les rues de la cité et rend lunaires ses arbres, ses réverbères. Le tout plongeant la pièce dans une ouate d'onirisme. En plein accord.