Qu’est-ce que c’est, témoigner ? · Sabine Quiriconi · GUANTANAMO

Qu’est-ce que c’est, témoigner ? · Sabine Quiriconi · GUANTANAMO
L'acte d'écriture témoigne de l'intémoignable.
Document de répétitions
Sabine Quiriconi
2011
Tous droits réservés

Qu’est-ce que c’est, témoigner ?

Dispositif vidéo. Visages. Ce que raconte Guantanamo de l’image.
Guantanamo : un dispositif, moins la vidéo que la guerre au temps de l’internet.

Le plan :
Une structure. Arborescence à partir de 7 acteurs. Arithmétique
5 personnes qui parlent, histoires, destins, identités.
Identifier les cas.
Le temps qui passe entre les parties, parfois plusieurs années.

Visibilité. Le point aveugle de la planète.
- Dictionnaire mondial de l’image : terrorisme et théâtre.

Guantanamo, de Franck Smith, a été publié en avril 2010.
Le texte se donne comme une tentative de réécriture d’extraits des quelques 317 procès verbaux que le Pentagone, sous la contrainte de la presse américaine, a livré au public en 2006, soit 4 ans après l’ouverture du camp pour terroristes de Guantanamo.
Ces interrogatoires ont alors été retranscrits et diffusés sous la forme de CD-Rom ou sur le site internet du département de la défense, afin de convaincre de la transparence des agissements de l’état et de l’armée.
C’est à partir de cette matière directement taillée dans le vif de l’actualité et au centre des polémiques les plus brûlantes  que l’auteur a travaillé. Il a  lu les documents mis en circulation. Il a ensuite repris, choisi, recomposé – écrit ce qui lui parvenait sous la forme d’une  retranscription objective des interrogatoires.

Guantanamo n’est donc pas à proprement parler un récit d’historien, de journaliste, de chercheur ou de politicien. S’il se lit comme une enquête, il ne promet aucune réponse, ne pousse à aucun jugement, n’émet aucun verdict. Aucun commentaire explicatif n’éclaire les situations évoquées par le texte.
C’est une fiction par laquelle Franck Smith entreprend de questionner la capacité du récit littéraire à rendre compte des expériences limites, à témoigner de ce qui est inconcevable, éloigné, difficile à comprendre, étranger à nous-mêmes et si proches, pourtant. L’acte d’écriture témoigne de l’intémoignable. De Guantanamo, l’auteur transmettra dès lors ce qui échappe, le non-dit, l’invraisemblable, l’étrange…

En réalité, Guantanamo est un lieu clos et ouvert à la fois, un espace sous surveillance, une zone de non-droit, marquée par le secret et quadrillée en camps disciplinaires,  bornés de grilles, de murs, troués  de souterrains.  C’est un territoire construit de toute pièce comme un champ de tensions, une géographie concentrationnaire, qui échappe aux regardx comme aux droits internationaux.

Guantanamo, c’est aussi, pour chacun d’entre nous, le rapport des médias, la colère des instances défendant les droits de l’homme, les photographies traumatisantes, inacceptables des tortures et des mauvais traitements infligés par les américains aux détenus.

Franck Smith prive son texte Guantanamo de toute représentation visuelle et situe sur la scène du langage –  plus exactement au cœur de la mécanique de l’interrogatoire judiciaire – les questions liées à Guantanamo.

Il reproduit en 29 chapitres – 29 fragments de diverses longueurs – les échanges entre les détenus et les membres du tribunal. La rhétorique des procès est apparemment retranscrite objectivement , comme une suite de questions et de réponses.
Aucune description ne vient donner forme et visage à ceux qui parlent. Le texte est tissé de voix anonymes, jamais nommées alors même que le tribunal enquête paradoxalement sur l’identité des accusés, afin de juger de leur rôle dans les événements.

Le pronom indéfini « on » désigne le plus souvent les interlocuteurs – jusqu’à parfois les confondre.

Qui parle ? Seul les distingue leur fonction dans le procès qui n’est perceptible que par les modalités de leur parole : il y  a ceux qui interrogent ; il y a ceux qui répondent.

Et si l’on est tenté de voir, dans le travail de Franck Smith une filiation avec les écritures, qui après la seconde guerre mondiale, ont tenté d’en finir avec les modes de représentation – tout support confondu - afin de dire l’indicible, l’innommable, l’impensable des camps de concentration… on doit immédiatement nuancer les termes de ce rapprochement : l’auteur tente de restituer, ici, des faits plus récents relevant d’une forme de violence nouvelle. S’il s’inscrit tout à la fois dans la lignée de Duras et de Peter Weiss, en ce que la dynamique du procès dysfonctionne sous sa plume, en ce qu’il questionne, par ce dysfonctionnement, la trace, la mémoire et la réalité des faits retranscrits, il met en place un dispositif nouveau, inspiré, modelé par la specificité même  des événements qu’il prend en charge. Tout se passe comme si le texte de Franck Smith était directement inspiré de la forme de guerre nouvelle que constitue le terrorisme : menace d’autant plus inquiétante qu’elle est invisible et sans visage. Comme si Guantanamo était fondé sur les mêmes principes que la violence terroriste et des guerres nouvelles : Al –Quaïda veut dire la base… mais cette base n’a pas de situation géographique précise : c’est un réseau internet.

Parfois, cependant, d’un fragment à l’autre, une identité se construit. Le lecteur reconnaît la source de parole, identifie une voix, questionnée pendant plusieurs chapitres. Quelques indices permettent de deviner celui qui parle, de s’en faire une idée. Le texte engage alors à un travail de reconstitution très progressif qui permet d’ébaucher le portrait d’une vie de misère et d’errance…

Une  seule fois,  un des détenus renverse la procédure et s’adresse directement à un des membres du tribunal. Il l’interpelle et le désigne,  questionne sa fonction : qui est cette femme ? D’où tient-elle ses informations ? La voix procédurale prend soudain, quoique très ponctuellement, un visage…

Ces rares possibilités données au lecteur de se représenter une scène ou un locuteur ne font que renforcer le sentiment que l’ensemble du texte travaille à empêcher ou à retarder toute mise en image, toute identification.
Car l’histoire même de ces détenus peut se lire comme un lent déracinement et une perte de ce qui constituait leur personne : migration voulue ou contrainte, trahison, séparation, vol des papiers d’identité… Ceux qui se racontent ont dû faire le deuil de ce qui les construisait, avant même de se retrouver devant Guantanamo.  Les questions censées éclairer les étapes de leur vie ne parviennent qu’à jeter davantage le trouble : renseignements erronés, mensonges, affirmations qu’aucune preuve ne vient étayer, faits invraisemblables… Ce tribunal a beau répéter :

« Nous allons vous poser quelques questions
Afin de mieux comprendre votre histoire ».

Il ne cesse de démontrer l’incapacité du système procédurale à révéler une vérité précise et fixe.  Le fossé est incommensurable entre les accusés et ceux qui interrogent.

L’anonymat des voix permet aussi d’interroger, au-delà de la procédure mise en scène, la position même du scripteur : qui est celui qui raconte et rapporte ses histoires, qui les a choisies, découpées, montées ?

La conscience organisatrice de l’ensemble tantôt joue la transparence et rapporte les échanges au style direct, tantôt se révèle discrètement : soit en introduisant les paroles des uns et des autres au style indirect ; soit en s’autorisant la descriptions non des suspects mais de la rhétorique même des procès, dans une langue absolument impersonnelle ; soit en redistribuant des fragments de la procédure selon une autre logique, qui déconstruit la trame huilée de l’interrogatoire.

Celui qui raconte s’interdit le commentaire et la prise de position. Il structure le texte, met en place le dispositif – et trouve les moyens de faire sentir que sa présence brille surtout par son absence…

Le brouillage des sources de parole et des traces par lesquelles pourraient se révéler la conscience organisatrice a pour corollaire le caractère lacunaire du texte : écrit en vers libre, avec une grande économie de mots, animé de stratégies de réticence, il se présente sur la page du livre comme un texte troué - de blancs typographiques, de nombreux sauts de lignes, d’ellipses temporelles, de ruptures parfois visuellement inscrites dans le corps même du texte (slash et ponctuations)…

À l’anonymat des voix répond donc le silence du texte, ses manques, la béance qu’il ouvre.
Qui parle ? Qui ment et qui dit la vérité ? Que sait-on ? Qui croire ? Y a t-il manipulation ?
Les questions sont sans réponse.

S’il est permis au lecteur de se forger parfois une opinion, c’est ponctuellement, prudemment. Aucune preuve ne sera donnée à l’appui d’une accusation ou d’une défense ; aucun verdict ne sera rapporté. Les contradictions et les invraisemblances, les répétitions annulent le sentiment que l’on assiste à une enquête au seuil de laquelle une vérité certaine pourra être établie.

Ainsi, Franck Smith entend-il de Guantanamo dire d’abord le mystère, l’insondable, l’incompréhensible, ce qui ne se saisit pas, échappe.

Qui sont ces hommes, étrangers à nous-mêmes, de par leur vie quotidienne comme de par leur destin ? Les noms des pays qu’ils ont traversés, des conflits qu’ils ont connus émaillent le texte comme autant de points de répères, pour nous occidentaux, qui se révèlent flous, extrêmement lointains (en répétition, nous cherchons sur les cartes à nous représenter leurs trajets, ce qui les a amenés en Afghanistan où ils ont été arrêtés). Les noms de pays dessinent la géographie d’un monde en guerre dont nous savons tous quelque chose, sans rien savoir vraiment, de ce qui nous est à la fois familier, accessible par le relai des images télévisuelles et des rapports journalistiques et qui se révèle humainement étranger – méconnaissance d’ailleurs dont semble aussi faire l’expérience le tribunal américain.

Franck Smith souligne d’un trait vif le motif de l’étrangeté : l’intervention, à deux reprises, d’un traducteur qui corrige ce qui vient d’être dit et suggère que le détenu répond à des questions posées en américain, langue qu’il ne comprend pas, ajoute au trouble – d’autant plus que le texte est entièrement écrit en français et semble, donc, couler de source dans une impeccable alternance de questions et de réponse. Ce n’est que brutalement, au hasard d’un entretien que le lecteur s’aperçoit que ce qu’il lit est fondé peut-être, sans doute, parfois ou souvent, sur un malentendu. Que l’échange huilé et systématique est bâti sur le présupposé selon lequel les partis en présence partagent la même connaissance de la langue, que les mots recouvrent les mêmes réalités.

Ici,  en fait, il n’en est rien.

Comme la plupart de ces hommes avouent avoir traversé un pays sans même savoir qu’une guerre l’animait, le tribunal de Guantanamo explore un monde dont il ignore tout.  Les interrogatoires ne permettent que de mesurer l’écart entre les certitudes des uns et la réalité toujours énigmatique des autres.  Et Franck Smith de témoigner ainsi d’une opacité que l’illusoire volonté de transparence de l’état américain ne permet pas de résorber.
C’est peut-être l’aveu de cette impossibilité à révéler, à éclairer, à juger, le constat de l’insignifiance des stratégies d’élucidation officielle qui fonde la place et la nécessité de la fiction – et par voie de conséquence, dans le projet d’Eric Vigner, la place et la necessité du théâtre.

Le texte ne délivre aucun message. Ne tente pas même le procès du procès. Il interroge les pouvoirs de la littérature à produire le sentiment d’une difficulté à rejoindre le monde qui nous est contemporain, à l’appréhender émotionnellement, à y être,  à le comprendre au sens étymologique du terme – c’est-à-dire à fusionner avec, à le prendre avec soi, à faire corps avec lui.
La quête est déceptive.

Mais peut-être l’acceptation de cet échec de la compréhension est-il le seul moyen de vivre les événements, d’être de ce monde-ci, dans cet état du monde-là?
L’œuvre de Franck Smith tente d’être moins le lieu des certitudes que l’espace d’une énigme qui rend l’événement collectif à son paradoxe : il est à la fois proche et lointain ; étrange et familier.

L’écriture,  pour souscrire à un tel projet, se définit comme un art du brouillage, de l’ébauche, de l’effacement. Elle agit selon des principes qui ne visent pas à rassembler,  autour d’une vérité consensuelle, une communauté confusionnelle. Elle distingue, tranche, espace , doute de tout ce qu’elle avance, de ce qui la nourrit – documents d’archives, retranscription fidèles, reports d’interrogatoire ; elle répète ce qu’on lui souffle pour le vider de ses évidences, elle l’atrophie, le ralentit, le troue de silences ; elle mène  ainsi un commentaire à blanc, en creux, de  la place de chacun dans l’histoire : elle raconte le destin d’individus broyés par des événements qui les dépassent, qu’ils ne savent restituer dans leur globalité et dont ils ignorent parfois le détail ; elle place le lecteur dans une posture d’écoute de ce qui, sans le support des images, nous atteint à l’endroit même où nous devenons nous-mêmes par l’expérience d’une altérité qui nous est irréductible.  

Il convient de trouver un dispositif  scénique qui, par le face à face entre l’assemblée des spectateurs et les acteurs qui se distribueront les paroles des voix anonymes de Guantanamo, permettent de faire l’expérience de l’incompréhensible et des différences irréductibles, de ce qui rapproche certes – mais aussi, surtout, de ce qui distingue, étrangéifie, rend singulier le commun.

Guantanamo : Babel infernale – mélange des langues

Un homme entend des témoignages et les reproduit moins de façon savante qu’intuitive. Du mémoriel plus que de la mémoire : d’où des incohérences qu’il sera nécessaire de discuter avec Franck Smith.

Un témoignage a été enlevé. Quelques coupures ont allégé la fin surtout.

La question des stratégies émotionnelles.