Jouer avec l'eau · Franck Cammas
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Jouer avec l'eau
Le navigateur FRANCK CAMMAS vient d’entamer une nouvelle partie d’échecs avec la mer. À la barre de Groupama 4, il est engagé dans la périlleuse Volvo Ocean Race, dont l'avant-dernière étape est attendue à Lorient ce printemps. Nous l’avons suivi à distance.
Texte OLIVER ROHE
Photographies YVAN ZEDDA
QUI N’EST PAS FAMILIER DE LA MER ET DES OCÉANS, qui n’entretient avec eux qu’un rapport éloigné et médiatisé, un rapport presque exclusivement imaginaire, se nouant par la culture livresque, picturale et cinématographique, celui-là a souvent tendance à les affubler d’une dimension, d’une aura que l’on peut qualifier de plus ou moins romantique, quelque chose qui charrierait en son sein une nébuleuse d’idées générales (lesquelles dégénèrent même parfois en d’horribles clichés lyriques) comme l’étendue et l’infini, la solitude et la liberté, la sérénité et la force, la grisaille brumeuse et la tempête, l’apaisement mélancolique et la terreur devant les éléments, etc. Le genre d’idées que l’on peut admirer dans des tableaux de Caspar David Friedrich, dans des poèmes de Baudelaire ou dans des pièces de Debussy, pour ne citer que les plus évidents et les plus connus, les plus canoniques. Dans un registre analogue, la mer et l’océan sont inévitablement associés à l’aventure et à l’exploration du monde, à des images de piraterie, de batailles maritimes et d’abordages hostiles, de chasses acharnées et de pêches infructueuses ; ce sont là des constructions imagées, des fantasmes dont on hérite depuis l’enfance et l’adolescence, en lisant des romans fabuleux tels L’Île au trésor de Robert Louis Stevenson, Moby Dick de Herman Melville et Lord Jim de Joseph Conrad. Il y a également un usage plus strictement utilitaire de la mer, sa réduction fonctionnelle à une pure surface de transport des hommes et des marchandises, ou alors à une grande bassine d’eau fraîche et scintillante où se jeter après quelques heures d’exposition au soleil, une relation qui serait comme littérale à la mer, vidée de toute forme de connotation poétique, dont le potentiel en métaphore serait complètement asséché.
Reste enfin les mers qu’on sillonne tranquillement au cours de croisières prolongées, sur des paquebots luxueux ou moins luxueux, sur des yachts longs de plusieurs dizaines de mètres et des voiliers appartenant à des milliardaires — ces mêmes mers qui pour d’autres ne sont que des obstacles et des distances périlleuses à parcourir dans la nuit, à bord d’embarcations surpeuplées qui menacent de chavirer à tout instant, des trajets parfois mortels pour tenter d’échouer à n’importe quel prix sur les côtes plus ou moins accueillantes de pays riches et stables. Ces quelques significations et bien d’autres encore découlent toutes seules du mot mer, elles y sont toujours rattachées, comme portées dans ses bagages. Peut-être y a-t-il un peu de toutes ces images, de toutes ces idées hétéroclites dans l’imaginaire d’un marin ou d’un navigateur professionnel, plus précisément d’un sportif de très haut niveau tel que FRANCK CAMMAS. Il est difficile de saisir, même en l’interrogeant comme nous l’avons fait à trois reprises, lors des escales de la Volvo Ocean Race en Afrique du Sud, aux Émirats Arabes Unis et en Chine, difficile de déceler dans son discours ce qui structure effectivement chez lui cette relation à la mer et aux océans, de savoir si celle-ci est nourrie de conceptions plus ou moins romantiques, si elle est au contraire plus littérale ou si elle est composée de toutes ces idées à la fois, sans hiérarchie et sans distinctions possibles — et peut-être est-ce là la part la plus secrète, la plus intime et pour nous la plus opaque dans l’imaginaire d’un navigateur professionnel, la part à laquelle nous n’aurons pas accès, sinon de manière indirecte, en filigrane, comme un affleurement accidentel.
LA TÊTE AILLEURS
D’abord la question du parcours personnel, de l’incontournable curriculum vitæ : FRANCK CAMMAS, 39 ans, est considéré par beaucoup de monde comme un des tout meilleurs navigateurs français ; il a remporté à plusieurs reprises les courses de voile les plus difficiles et les plus prestigieuses du monde, parmi lesquelles la Route du Rhum, la Transat Jacques Vabre (il en détenait même le record jusque cette année) ou encore la Solitaire du Figaro, raflée dès l’âge de 25 ans, environ un an après s’être fait connaître du public et des spécialistes à la faveur d’une victoire précoce au Challenge Espoir Crédit Agricole. Victoire précoce, alors que FRANCK CAMMAS, contrairement à d’autres navigateurs, n’est pas vraiment né les pieds dans l’eau et n’a pas découvert la voile avant d’avoir appris à marcher. Il y est venu tardivement, vers 11 ou 12 ans nous dit-il, là où de jeunes Bretons par exemple bénéficient des traditions de leur région et ont par conséquent la chance de commencer la voile à l’âge de 5 ou 6 ans. Mais ce léger retard à l’allumage n’était pas ce que l’on pourrait appeler un handicap sérieux, comme l’indique la liste assez longue et très éloquente de ses titres depuis ses débuts en 1994 jusqu’à ce jour. C’était ainsi à l’orée de l’adolescence que FRANCK CAMMAS, dont la famille habitait dans le sud de la France, aux alentours d’Aix-en-Provence, avait décidé de lui-même d’apprendre la voile, en parallèle à ses autres activités extrascolaires, suggérées ou imposées par ses parents, comme le piano qu’il n’affectionnait pas particulièrement mais dont il reconnaît aujourd’hui l’utilité intellectuelle, comme la natation qui lui avait en quelque sorte donné le goût de l’eau, une sorte de prélude à ce qui allait suivre — et il avait donc tout seul décidé d’effectuer des stages de voile à Marseille, parce qu’il aimait à "voyager dans [s]a tête" et parce qu’il avait lu à cette époque-là, justement, "quelques livres sur les bateaux et sur la voile", ceux du légendaire Éric Tabarly notamment, des livres parfois compliqués, techniques même, au point qu’il maîtrisait déjà à cet âge-là beaucoup "des termes et du vocabulaire liés à la navigation". Les stages de voile s’étaient multipliés, dans ses années de lycées, au détriment du reste de ses activités. Après l’obtention d’un bac scientifique, CAMMAS avait intégré Math Sup, première année qu’il avait réussie tout en s’adonnant de plus en plus à la voile, sa préoccupation maintenant principale, voire exclusive. Il n’y avait ainsi rien de vraiment étonnant à ce qu’il échoue ensuite en Math Spé, soit sa deuxième année de préparation, tant il s’était désinvesti de son cursus scolaire et "avait la tête ailleurs". Cette année-là, décisive pour la naissance de sa carrière, il l’avait donc plutôt passée à travailler en tant que moniteur de voile en Bretagne et à participer à des régates en fin de semaine le long des côtes marseillaises ; il l’avait passée littéralement "ailleurs", c’est-à-dire à l'eau, en mer et non pas en salle de classe, où il devait être. Échouant en toute logique à la fin de sa deuxième année, il avait alors décidé de ne pas poursuivre ses études et de se consacrer entièrement à sa passion pour la voile ; de ces brèves années de formation scientifique, il garde à ce jour, selon ses propres dires, une certaine "rigueur dans le travail", une discipline et un socle de connaissances qui lui permettent, on va le voir, de toucher de plus près aux questions mécaniques. La suite est toute tracée : première victoire au Challenge Crédit Agricole, premier gros trophée avec la Solitaire du Figaro. Puis tout s’enchaîne progressivement : des participations probantes et remarquées dans divers courses et championnats, l’arrivée de Groupama, constructeur et sponsor important, les grandes compétitions où CAMMAS alterne en une petite quinzaine d’années triomphes et premières places aux classements, compétitions en équipage ou en solitaire, en monocoques ou en multicoques, course contre la montre ou en flotte — tout cela culminant aujourd’hui avec une première participation, à bord de son monocoque Groupama 4, à la glorieuse Volvo Ocean Race, course autour du monde en équipage et par étapes, dont il est l’un des principaux animateurs, l’un des plus sérieux protagonistes. Partie d’Alicante, en Espagne, le 29 octobre dernier, la course à la voile réputée la plus difficile du monde a fait étape à Cape Town (Afrique du Sud), Abu Dhabi (Émirats Arabes Unis), Sanya (Chine), en attendant Auckland (Nouvelle-Zélande), Itajai (Brésil), Miami, Lisbonne, Lorient (étape prévue, lors de notre dernier entretien, dans quelque 120 jours), et enfin l'arrivée, début juillet, en Irlande, à Galway.
LE JOUEUR D'ÉCHECS
Qu’est-ce qu’un grand sportif ? Il y a d’abord les réponses immédiates, communes à la quasi-totalité des sports, les réponses relatives au palmarès, celles qui décrivent les étapes vers le sommet, les adversaires battus et les grands éclats, les moments charnières et les quelques ratés qui contribuent en définitive à la construction des succès. Voilà pour la surface, les ingrédients aisément mesurables et quantifiables. Or un sportif de haut niveau est bien entendu beaucoup plus que cela, il excède toutes ses prouesses visibles. Comme tout compétiteur de son calibre, FRANCK CAMMAS est avant tout un joueur, c’est-à-dire un homme en mesure d’assimiler mieux et plus vite que les autres les règles et les contraintes de son sport, les nombreuses dimensions de son jeu — lui-même évoque souvent les termes d’"échecs", de "parties d’échecs" en parlant de son métier. Ces règles et ces contraintes ne sont pas seulement d’ordre réglementaire, comme par exemple le hors-jeu dans le football ou le respect des étapes d’une régate, elles sont surtout issues du déroulement du jeu, générées par lui à mesure qu’il se développe : les fameux aléas. En l’occurrence, les aléas auxquels un navigateur est soumis sont principalement de deux ordres (en tout cas pour les courses impliquant une flotte, des adversaires à surveiller et à battre, comme pour la Volvo Race) : la position des concurrents, et surtout les conditions même dans lesquelles le jeu se déploie, à savoir les variations climatiques. La beauté du sport de FRANCK CAMMAS est que son terrain de jeu n’est autre que l’océan lui-même, sa sauvagerie incontrôlable, là où les autres sportifs doivent se "contenter" d’un territoire circonscrit et balisé ; une beauté qui provient ainsi de la nécessité de dominer non plus un adversaire dans un cadre toujours identique, mais de dominer la nature et les autres concurrents en même temps. Dominer la nature — disons pour résumer : l’agitation de l’eau, les caprices du ciel — ou plus certainement s’adapter à elle, accepter ses impératifs et ses hasards, ou en minimiser les conséquences et les dégâts, pour les transcender et avancer dans la course plus vite que les autres concurrents (ou contre la montre). Autrement dit : "Connaître, anticiper, utiliser au mieux les changements climatiques." C’est un art de la composition, de l’adaptation stratégique perpétuelle, presque un art politique.
Et cet aspect politique devient encore plus flagrant lorsque le navigateur doit se doubler d’un chef d’orchestre et d’un meneur d’hommes, lors des courses en équipages donc, se transformer en stratège capable de tirer en permanence le meilleur de chacun de ses équipiers et de coordonner les efforts individuels des uns et des autres dans une harmonie collective gagnante — le tout, enfin, dans des configurations de jeu qui se modifient sans cesse, malgré les outils de plus en plus perfectionnés de prévision météorologique, face à des rivaux dont le niveau d’expertise est plus ou moins équivalent. À cet art prodigieux de l’ajustement continu, du dosage habile et de l’adhésion aux circonstances, qui n’est en réalité que le synonyme même de navigation, s’ajoute un autre savoir indispensable à la course, un savoir dans lequel FRANCK CAMMAS excelle plus particulièrement, puisqu’il en avait développé la passion dès l’adolescence et n’a de cesse depuis d’en élargir, d’en consolider les acquis : la mécanique, l’architecture et l’ingénierie du bateau. À l’instar d’un Michael Schumacher en Formule 1, FRANCK CAMMAS appartient à cette famille de grands sportifs qui ne se satisfont pas de piloter simplement la machine qu’on leur livre, mais collaborent activement à sa conception, à sa fabrication et à sa mise en route — ainsi de Groupama 4, le monocoque avec lequel il participe à la Volvo Ocean Race. Une manière de préparer sa course bien en amont, en façonnant un voilier au plus proche de ses souhaits et des contraintes réglementaires, un voilier dont on maîtriserait absolument tous les aspects, toute la chaîne de production. Lui-même déclare d’ailleurs que cette dimension de son métier représente une part décisive dans la préparation d’une course : "80% de mon temps de travail sur terre passe là-dedans" — travail qui ne s’interrompt d’ailleurs pas par la suite, car à chaque étape d’une course le voilier est toujours vérifié, perfectionné et/ou réparé. Dans cet attrait revendiqué pour la mécanique, dans cette implication dans toutes les étapes de construction, CAMMAS doit également puiser une plus grande cohérence collective, une meilleure cohésion avec l’ensemble des équipes de Groupama, avec ses ingénieurs et ses ouvriers qualifiés, tous tendus vers l’objectif de la victoire, de la même façon que Schumacher avait réussi à développer un esprit de corps, un esprit d’équipe infaillible à l’époque où il pilotait pour Ferrari, avec les succès invraisemblables que l’on sait. S’il aime tant son métier de navigateur, avoue-t-il, c’est parce que le sport qu’il exerce depuis plus de quinze années maintenant, ce "mélange de Formule 1 et d’alpinisme", requiert des efforts et des compétences dans plusieurs domaines ou registres différents, ayant tous une importance à peu près égale et mobilisant aussi bien les ressources du corps que celles de la pensée ou de la réflexion : l’engagement physique, la lutte constante contre ou avec les éléments, l’expertise mécanique et la haute technologie, la gestion et la prise de risques en course — des risques majeurs, comme cette manœuvre lors de sa dernière Route du Rhum, où CAMMAS s’était aventuré dans un chemin maritime à l’écart des autres concurrents, une manoeuvre hardie mais payante, puisqu’il avait remporté le trophée. Il y a sans doute quelque chose, dans cet amour du large et de la compétition, qui est de l’ordre d’une inclination pour la vie dans des circonstances extrêmes, un plaisir et une jouissance extraits d’une fréquentation assidue du danger et d’une confrontation avec l’inconfort, avec un quotidien méconnaissable, bouleversé de fond en comble et régi par des lois propres à la mer, que ce soit lors d’épreuves en solitaire ou en équipage (la vie à plusieurs dans un espace réduit, dans des conditions rudes, avec une pression de tous les instants). Ce sont là des modes d’existence qui sont incompréhensibles pour les profanes sédentaires que nous sommes, en général attachés à augmenter au maximum les conditions de notre confort terrestre et prompts plutôt à adopter les postures les moins coûteuses et les moins pénibles pour nos têtes et nos organismes. Pour un navigateur comme FRANCK CAMMAS, la dichotomie entre vie sur terre et vie en mer est en vérité un des avantages, un des luxes inestimables de sa profession ; une vie divisée en deux lignes parallèles, avec leurs joies et leurs exigences respectives, qui ne se font pas la guerre entre elles mais se font apprécier l’une l’autre. Une addition de possibles au lieu d’une opposition ou d’une soustraction. Car voilà ce qui frappe beaucoup dans le discours de CAMMAS, tout au long des étapes où nous l’avons interviewé : l’absence totale de nostalgie ou de mélancolie de la terre quand il est en mer (et inversement lorsqu’il est sur la terre). C’est, en d’autres termes, faire preuve d’une capacité extraordinaire à coïncider toujours avec son présent — soit peut-être la définition la plus juste du grand sportif.
FRANCK CAMMAS en 5 dates
1972 Naissance le 22 décembre à Aix-en-Provence.
1994 S’installe en Bretagne après sa victoire au CHALLENGE ESPOIR CRÉDIT AGRICOLE.
1997 Remporte à 24 ans la SOLITAIRE DU FIGARO.
2010 Remporte la ROUTE DU RHUM avec Groupama 3 en 9 jours, 3 heures et 14 mn.
2012 Participe, avec le monocoque Groupama 4, à la VOLVO OCEAN RACE, qui passera par Lorient en juin.
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