Machine à remonter le temps · Boris Charmatz

Machine à remonter le temps · Boris Charmatz
Portrait de Boris Charmatz
Note d’intention & entretien
Ève Beauvallet
2011
Magazine N°3 du Théâtre de Lorient
Tous droits réservés

Machine à remonter le temps

À la tête, depuis 2009, du Musée de la danse — Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne, et artiste associé au Théâtre de Lorient, BORIS CHARMATZ développe sa vision sauvage, espiègle et kaléidoscopique du patrimoine chorégraphique. Pour propulser la danse vers le futur.

Texte ÈVE BEAUVALLET
Photographies RICHARD DUMAS et CAROLINE ABLAIN

COUR DE RÉCRÉATION, CHAMBÉRY, ANNÉES 1980 : les enfants de l’époque écoutent Madonna et Prince, échangent autour des épisodes de mangas japonais et partent en vacances à la mer. Le petit BORIS CHARMATZ, lui, écoute John Cage, Iannis Xenakis et part en vacances dans le Berlin punk de l’ex-RFA. Là-bas, avec des parents syndiqués jusqu’au cou, il traîne ses baskets dans les galeries d’art contemporain et découvre une
mise en scène de Tchekhov par Klaus Michael Grüber à la Schaubühne. "Ma mère me traduisait la pièce de l’allemand au français. J'ai été spectateur très jeune et je suis resté un grand spectateur", confie Boris Charmartz. On a du mal, devant la puissance solaire du chorégraphe, à se représenter l’enfant timide qu’il dit avoir été. On l’imaginait un peu sale gosse, mi-espiègle mi-rêveur, meneur de groupe, en tout cas, comme il a su l’être au long de son parcours artistique. Eh bien non. À 10 ans, la seule pratique qui le rattache aux autres enfants, c’est qu’il regarde les débuts de la danse hip-hop dans l’émission culte de Sydney sur TF1. Sinon, c’est la sensation pas forcément traumatisante et presque prémonitoire de s’amuser dans les marges. Il faut dire que, comme pour aggraver son sort, CHARMATZ délaisse vite, à l’époque, son statut de it-Boy du ping-pong ("Tu seras attaquant et tu joueras à la chinoise", lui avait dit une entraîneuse1) pour s’embarquer dans une discipline encore toute neuve à l’époque : la danse contemporaine. Ce sera Grenoble, l’École de Danse de l’Opéra de Paris, le CNSMD de Lyon. Son rêve, alors, c'est de danser chez les grandes figures de l’avant-garde : Dominique Bagouet et Jean-Claude Gallotta. Sans doute était-il loin, alors, de se douter qu’il deviendrait un jour leur premier challenger, un fils culotté qui chamboulerait les définitions de la danse. Car rusé et ferme sur ses appuis comme le pongiste qu’il aurait pu être, champion des regards obliques, CHARMATZ est effectivement devenu une des figures les plus frondeuses de la création internationale.
Il n'aimerait pas tant d'emphase. On évite donc de formuler cela devant lui, entamons plutôt le café. Nous sommes au Musée de la danse, le Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne qu’il dirige depuis 2009 — une sorte de musée imaginaire du corps, transdisciplinaire et in progress qu’il situe lui-même aux confins "du canular et de l’institution monumentale". Le bâtiment est attenant à l’École des Beaux-Arts de Rennes — comme un fait exprès se dit-on puisque CHARMATZ est considéré comme un des "plasticiens" de la danse contemporaine. On a eu le temps de s’amuser des quelques stickers multicolores collés aux murs du musée ("Musée du coupé-décalé", "Musée de la gigue", "Musée du pogo", peut-on lire) avant de s’installer dans une petite loge envahie d’archives vidéo. "On saura quoi faire si on s'ennuie", provoque-t-il. On verra bien…

JOUER DANS LES MARGES

Son histoire de chorégraphe commence en 1993 aux côtés de Dimitri Chamblas. Ce sera À bras-le-corps, un duo turbulent, "danse de bûcheron" aiment-ils dire, avec des corps bruts et des grands sauts effectués violemment à dix centimètres du nez du spectateur. Jusqu’alors, on connaissait les talents d’interprète de BORIS CHARMATZ pour l’avoir vu danser chez Régine Chopinot et Odile Duboc. Mais cette façon de tirer une révérence et un bras d’honneur dans le même geste surprend. Les créations s’enchaîneront vite, dans les montagnes suisses comme au Théâtre de la Ville, dans les églises comme dans les friches underground, sur des textes pornographiques de John Giorno comme sur des images d’archives. Et tout cela, avec une drôle de prédilection pour les paradoxes : une pièce sans énergie musculaire avec régi créé en 2006 (des corps inertes manipulés par des machines), une danse du sommeil avec enfant en 2011, une chorégraphie sans danseur et pour un seul spectateur avec héâtre-élévision en 2002 (pièce en forme de poupées russes, réduite à un film, lui-même contenu dans un téléviseur présenté au sein d’une installation). Sans parler d’une école sans lieu (Bocal est une improbable expérience d’école nomade, expérimentale et éphémère conçue entre 2002 et 2004) et d’un musée sans cimaises (le Musée de la danse joue sur la possibilité d’exposer le mouvement). Bref, une façon de pousser la danse dans ses retranchements qui amène un des premiers sujets de conversation…
On dit à BORIS CHARMATZ qu'il y a un côté OuLiPo dans sa démarche,une ambiance "énigme grammaticale" avec des contraintes strictes, un peu comme Pérec avait pu le faire en se dispensant de la lettre "e" pour La Disparition. Il n’a pas l’air de mal prendre le rapprochement mais nuance, d’office : "La contrainte ne m’intéresse pas en tant que telle, elle doit rencontrer une forme d’émotion. Si c’est juste un jeu formel, ça n’a pas d’intérêt. Je crois que je préfère parler de consignes de base, de règles du jeu." Comme il vient de travailler avec 26 enfants de la région rennaise pour enfant, la pièce qu'il a créée pour le 65e Festival d'Avignon, ça nous intéresse de savoir comment il a bien pu leur expliquer ces règles du jeu… "On avait imaginé un spectacle dans lequel les enfants seraient totalement inertes, dans un sommeil profond... Il s’agissait pour nous, danseurs adultes, de les mettre en mouvement. C’était l’idée de base. Les enfants ont vraiment adoré se laisser porter, tirer par un pied, virevolter. Heureusement d’ailleurs, sinon la pièce n’aurait jamais pu exister. Mais ils me disaient quand même toutes les dix minutes : “Bon, c’est bien, mais quand est-ce qu’on danse ?” Je leur expliquais qu’ils étaient déjà en train de danser. Alors ils disaient : “Oui, oui, c’est vrai, t’as raison, c’est déjà de la danse. Mais quand est-ce qu’on danse ?”
Comme s’ils avaient voulu me dire: “Attends Boris, quand même… On va à Avignon…” L’autre préoccupation, c’était : “Quand est-ce que nous, on bouge les adultes ?” Une option que l’on a finalement retenue mais à laquelle je n’avais vraiment pas songé au début. Et puis, on s’est tous laissé déborder par cette histoire. On pensait faire de la chorégraphie, on est en fait rentrés dans des relations."

"Vous dansez déjà." Retenons l’explication, parce que, pour CHARMATZ, la danse commence là où on ne la voit pas toujours. Adepte de la périphérie du mouvement, des degrés zéro du geste, du "pré-chorégraphique", il observe le corps en poète autant qu’en anthropologue. Ce regard, plutôt inattendu dans les années 1990, n’est cependant pas nouveau. Le travail de BORIS CHARMATZ, comme celui d'autres artistes de sa génération comme Jérôme Bel, Alain Buffard ou Xavier Le Roy, trouve ses racines dans les avant-gardes américaines des années 1960-70 (Simone Forti, Steve Paxton, Anna Halprin, etc.) — une période de l’histoire chorégraphique peu médiatisée au cours de laquelle on dissèque les gestes quotidiens, travaille le contact-improvisation, et pactise avec les arts plastiques. Héritiers directs de ces expérimentations, CHARMATZ et consorts auront l’idée d’importer dans la danse des problématiques propres au musée. À la question : "Qu’est-ce que la danse ?" se substitue dans les années 1990 l’épineuse énigme : "Quand y a-t-il danse ?", ouvrant dès lors un espace de recherche vertigineux.
La génération des années 1980 créait une "danse d’auteurs", la génération CHARMATZ invente une "danse d’interprètes". Et tant mieux si, parfois, les interprètes n’en sont pas tout à fait : "Un non-danseur, nous explique-t-il, ça n’existe pas : il y a ceux qui dansent sous leur douche, ceux qui vont en boîte de nuit le samedi soir, ceux qui ont fait huit ans de kungfu. Tout le monde a une expérience du corps." C’est de cette diversité d’histoires corporelles qu’il joue lorsqu’il collabore avec la comédienne Jeanne Balibar pour La Danseuse malade (2008), avec des amateurs pour Roman Photo (2009), avec les enfants d’enfant ou, dans régi, avec l’ancien dramaturge de Pina Bausch, Raimund Hogue. Cette façon, parfois proche du ready-made, de révéler la beauté des corps bruts, on en trouve une belle illustration dans son "projet Cunningham" — un scénario chorégraphique aux  allures de Rubik’s Cube.

TRANSFIGURER L’HISTOIRE

En 2009, BORIS CHARMATZ travaille à partir d’un livre regroupant 300 images tirées de 50 ans de carrière du grand chorégraphe américain Merce Cunningham. Le livre s’intitule Merce Cunningham, un demi-siècle de danse, il est signé David Vaughan et CHARMATZ l’a envisagé comme une vraie partition chorégraphique qu’il propose à trois équipes. La pièce qui en résulte adopte un titre différent suivant les interprètes concernés : on la nomme Roman Photo lorsqu’elle est dansée par des étudiants, amateurs ou non danseurs, Flip Book lorsqu’elle l’est par des danseurs professionnels et 50 ans de danse, lorsqu’elle l’est par les anciens interprètes de la Merce Cunningham Dance Company. L’intérêt étant, évidemment, qu’il s’agit à la fois du même spectacle, et d’un autre. "On pensait que ça clarifierait de donner trois titres différents. En fait, personne ne s’y retrouve, mais c’est pas grave."
Généralement, confie-t-il, la version que les gens préfèrent est celle avec les amateurs. Celle présentée à Lorient est supervisée par Maud Le Pladec "une de mes proches collaboratrices, qui a suivi le projet depuis sa gestation à Berlin, avec des étudiants. On pourrait se dire qu’il faut impérativement connaître Cunningham pour apprécier la pièce. Mais avant tout, le projet raconte le rapport de chaque personne au mouvement. L’enjeu n’est pas qu’ils essaient de danser bien proprement. Le bon sens veut d'ailleurs qu’on ne puisse pas danser du Cunningham si l’on n’a pas été formé pour… Du coup, il y a une force poétique de la tentative qui est très forte. En fait, moins l’interprète de Roman Photo est spécialiste, mieux c’est." Pourquoi le choix d’une telle icône, au fait ? "C’est un peu un hasard : on m’a offert ce livre, je le feuilletais chez moi et j’ai eu l’idée d’un spectacle en forme de flip book. Ce qui est vrai, c’est que le principe même du flip book convient complètement à Cunningham parce que lui-même travaillait sur l’aléatoire et les associations de mouvements absurdes. Son truc, c’était de combiner les positions de bras, de jambes, de dos et de shaker le tout pour en faire une danse. Quand j’ai commencé à travailler sur le projet avec des étudiants à Berlin, ce qui était amusant, c’est qu’on devait deviner les mouvements qui avaient conduit les danseurs jusqu’aux poses photographiques. Mais le plus drôle, c’était que ce qu’on avait imaginé ressemblait souvent à la vraie chorégraphie. Je m’en suis rendu compte en travaillant plus tard avec les anciens danseurs de Cunningham. Ce n’est pas si surprenant : si l’on se penche vraiment sur une photo, on peut lire le cheminement du corps, il n’y a pas mille manières d’arriver en l’air dans telle position." Il est important de comprendre que le projet est à rebours de l’hagiographie, insiste CHARMATZ, qui reprend : "Si c’était un projet hommage à une grande figure de la danse, je n’aurais pas choisi Merce Cunningham, mais bien plutôt un écrivain dadaïste comme Raoul Hausmann que l’on n’imagine pas chorégraphe. Je considère évidemment le travail de Cunningham comme fondamental, mais j’aime l’idée d’une histoire de la danse faite à mille voix et pas à deux ou trois."

Au dernier Festival d’Avignon, on entendait résonner plusieurs de ces voix qui composent l’improbable histoire de la danse selon BORIS CHARMATZ : des voix de son passé (l’Américaine Meg Stuart, dont il fut l’interprète, était programmée), du présent (avec des anciens de l’école Bocal nouvellement arrivés sur les plateaux, comme le jeune François Chaignaud), des voix passées et présentes qui chantent en chœur (la recréation, en version enfantine et par Anne-Karine Lescop, du Projet de la matière d’Odile Duboc, que BORIS CHARMATZ a dansé à 20 ans). C'était lui, l’artiste associé de cette édition 2011 et il était difficile de ne pas voir dans cette invitation une forme de reconnaissance, à échelle internationale, de cette génération buissonnière que la critique a souvent peiné à qualifier. La "non-danse", risquait-on dans les années 1990- 2000. La "danse plasticienne" ou encore la "génération Europe", pour souligner le fait que ces artistes avaient bénéficié du souffle alternatif des plateaux belges et allemands… "Danse conceptuelle", enchérissait-on. "En même temps, quand on travaille sur le flip book, on est dans le conceptuel certes, mais c’est une démarche qui peut être comprise par n’importe quel gamin", conclut-il.

TRANSMETTRE LES RÊVES

À l’occasion de ce plein feu à Avignon, CHARMATZ avait été l’invité d’une série d’émissions-portraits sur France Culture. Dans le train du retour, on réécoute ce qu’il confiait alors au micro de Laurent Goumarre2 : "Mes deux parents ont connu, enfants, la Seconde Guerre mondiale. Mon père est juif et une partie de sa famille n’a pas survécu aux déportations. Le père de ma mère, lui aussi, a été déporté parce qu’il était impliqué dans la Résistance. Le rapport à l’enfance est donc complexe. Je me souviens que, petit, je croyais que tous les enfants avaient les mêmes cauchemars que les miens, rêvaient que les Allemands allaient envahir la ZUP de Chambéry-le-Haut et cherchaient à nous attaquer ! Je ne suis évidemment pas de cette génération mais ça m’interroge sur la façon dont on digère les cauchemars de nos propres parents. Et aussi leurs utopies." En repensant à ces histoires de pères et de fils, de songes et d’utopies, on se dit que, depuis ses débuts cul nu sur une plateforme à triple étages dans Aaatt enen tionon (1996) jusqu’à son projet labyrinthique autour de Merce Cunningham, BORIS CHARMATZ n’a finalement parlé que de cela : de l’héritage et des manières de le garder vivant. Le sujet est flagrant dans l’ensemble de son répertoire (La Danseuse malade rend hommage au danseur buto Tatsumi Hijikata. Roman Photo, 50 ans de danse et Flip Book, plongent dans les archives d'un mastodonte de la danse). Il est aussi au cœur de Bocal, au cœur du Musée de la danse, et au cœur de ses deux publications (Entretenir/à propos d’une danse contemporaine, coécrit avec Isabelle Launay en 2003, et "Je suis une école", qui retrace l’aventure Bocal).

On se rappelle alors que BORIS CHARMATZ est devenu père à son tour et qu’il doit, lui aussi, avoir des cauchemars et des utopies à disséminer dans les rêves de ses enfants. Les utopies, on en a retenu quelques unes : une histoire de la danse à mille voix, une danse "élargie" (c’est le nom du concours qu’il met en place depuis quelques années avec le Théâtre de la Ville ) qui peut naitre d’un bouquin ou d’une exposition. Mais les cauchemars ? Se faire récupérer par l’Institution ? Lui qui l’a caressée à rebrousse-poil dans les années 1990 et qui dirige actuellement un Centre chorégraphique national ? La question est bidon : il est entré au CCN de Rennes et de Bretagne comme un Cheval de Troie, avec un projet-manifeste pour repenser les missions de l’intérieur. Non, il faut fouiller dans ses pièces, se souvenir des corps inertes charriés par des grues dans régi ou l’entendre parler, toujours au micro de Laurent Goumarre, des réflexions menées à l’occasion de enfant : "Il y a du tabou à l’endroit de l’enfance aujourd’hui. On a peur, on s’autocensure énormément sur cette question. On pense toujours au regard des adultes sur les enfants et, au nom de cette menace-là, parce qu’il y a ce spectre de la pédophilie (qui nous effraie tous évidemment), on pense qu’on doit protéger le regard, ne pas les mettre nus, ne pas les toucher. Aujourd’hui, sur un plateau, on ne peut plus échapper à la question : “Ai-je le droit de les toucher ?” Ma réponse est oui ! Et heureusement parce que, sinon, les gestes ne se transmettraient pas." Il serait peut-être là, le cauchemar de BORIS CHARMATZ dont ses enfants rêveraient à leur tour : que le toucher devienne suspect, que le Musée de la danse soit attaqué par une armée de censeurs. Ne plus pouvoir transmettre, statufier le corps, tuer son histoire. Lui qui définitivement, s’acharne pour la rendre intempestive, insaisissable et vivante.

1. Entretien avec Alexandre Demidoff, in LE TEMPS, 8 juillet 2011.
2. Émission À VOIX NUE diffusée du 10 au 15 juillet 2011 sur France Culture.

BORIS CHARMATZ en 6 dates

1973 Naissance à Chambéry.
1990 Premier spectacle avec Régine Chopinot, ANA.
1992 Création de l’association edna avec Dimitri Chamblas.
2002 Lancement du projet d’école nomade et éphémère Bocal.
2008 Nomination à la direction du Centre Chorégraphique National de Rennes et de Bretagne, rebaptisé Musée de la danse.
2011 Artiste associé de la 65e édition du Festival d’Avignon, et à la nouvelle saison du Théâtre de Lorient.