Examen · Pierre Corneille · LA PLACE ROYALE

Examen · Pierre Corneille · LA PLACE ROYALE
Examen de l'auteur sur sa propre pièce.
Texte
Pierre Corneille
1634
Langue: Français
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Examen · PIERRE CORNEILLE · LA PLACE ROYALE

"Je ne puis dire tant de bien de celle-ci que de la précédente. Les vers en sont plus forts ; mais il y a manifestement une du- plicité d’action. Alidor, dont l’esprit extravagant se trouve incommodé d’un amour qui l’attache trop, veut faire en sorte qu’Angélique sa maîtresse se donne à son ami Cléandre ; et c’est pour cela qu’il lui fait rendre une fausse lettre qui le convainc de légèreté, et qu’il joint à cette supposition des mépris assez piquants pour l’obliger dans sa colère à accepter les affections d’un autre. Ce dessein avorte, et la donne à Doraste contre son intention ; et cela l’oblige à en faire un nouveau pour la porter à un enlèvement. Ces deux desseins, formés ainsi l’un après l’autre, font deux actions, et donnent deux âmes au poème, qui d’ailleurs finit assez mal par un mariage de deux personnes épisodiques, qui ne tiennent que le second rang dans la pièce. Les premiers acteurs y achèvent bizarrement, et tout ce qui les regarde fait languir le cinquième acte, où ils ne paraissent plus, à le bien prendre, que comme seconds acteurs. L’épilogue d’Alidor n’a pas la grâce de celui de la Suivante, qui ayant été très intéressée dans l’action principale, et demeurant enfin sans amant, n’ose expliquer ses sentiments en la présence de sa maîtresse et de son père, qui ont tous deux leur compte, et les laisse rentrer pour pester en liberté contre eux et contre sa mauvaise fortune, dont elle se plaint en elle-même, et fait par là connaître au spectateur l’assiette de son esprit après un effet si contraire à ses souhaits.

Alidor est sans doute trop bon ami pour être si mauvais amant. Puisque sa passion l’importune tellement qu’il veut bien outrager sa maîtresse pour s’en défaire, il devrait se contenter de ce premier effort, qui la fait obtenir à Doraste, sans s’embarrasser de nouveau pour l’intérêt d’un ami, et hasarder en sa considération un repos qui lui est si précieux. Cet amour de son repos n’empêche point qu’au cinquième acte il ne se montre encore passionné pour cette maîtresse, malgré la résolution qu’il avait prise de s’en défaire, et les trahisons qu’il lui a faites : de sorte qu’il semble ne commencer à l’aimer véritablement que quand il lui a donné sujet de le haïr. Cela fait une inégalité de mœurs qui est vicieuse.

Le caractère d’Angélique sort de la bienséance, en ce qu’elle est trop amoureuse, et se résout trop tôt à se faire enlever par un homme qui lui doit être suspect. Cet enlèvement lui réussit mal ; et il a été bon de lui donner un mauvais succès, bien qu’il ne soit pas besoin que les grands crimes soient punis dans la tragédie, parce que leur peinture imprime assez d’horreur pour en détourner les spectateurs. Il n’en est pas de même des fautes de cette nature, et elles pourraient engager un esprit jeune et amoureux à les imiter, si l’on voyait que ceux qui les commettent vinssent à bout, par ce mauvais moyen, de ce qu’ils désirent.

Malgré cet abus, introduit par la nécessité et légitimé par l’usage, de faire dire dans la rue à nos amantes de comédie ce que vraisemblablement elles diraient dans leur chambre, je n’ai osé y placer Angélique durant la réflexion douloureuse qu’elle fait sur la promptitude et l’imprudence de ses ressentiments, qui la font consentir à épouser l’objet de sa haine : j’ai mieux aimé rompre la liaison des scènes, et l’unité de lieu qui se trouve assez exacte en ce poème à cela près, afin de la faire soupirer dans son cabinet avec plus de bienséance pour elle, et plus de sûreté pour l’entretien d’Alidor. Phylis, qui le voit sortir de chez elle, en aurait trop vu si elle les avait aperçus tous deux sur le théâtre ; et au lieu du soupçon de quelque intelligence renouée entre eux qui la porte à l’observer durant le bal, elle aurait eu sujet d’en prendre une entière certitude, et d’y donner un ordre qui eût rompu tout le nouveau dessein d’Alidor et l’intrigue de la pièce.

En voilà assez sur celle-ci ; je passe aux deux qui restent dans ce volume."