Le théâtre de l'absurde · Michel Corvin · RHINOCÉROS

Le théâtre de l'absurde · Michel Corvin · RHINOCÉROS
Le Théâtre de l'absurde: ni une école ni une tendance homogène de l'écriture dramatique contemporaine.
Dramaturgie
Michel Corvin
1995
Dictionnaire Encyclopédique du Théâtre
Langue: Français
Tous droits réservés

Le théâtre de l'absurde · 
 MICHEL CORVIN

Dictionnaire encyclopédique du Théâtre

"Je me suis aperçu, finalement, que je ne voulais pas vraiment faire de l'anti-théâtre, mais du théâtre. J'espère avoir retrouvé, intuitivement, en moi-même, les schèmes mentaux permanents du théâtre. Finalement, je suis pour le classicisme: c'est cela l'avant-garde. Découvertes d'archétypes oubliés, immuables, renouvelés dans l'expression: tout vrai créateur est classique (...)" Eugène IONESCO

Sous l'appellation de "théâtre de l'absurde", on désigne la plus importante génération d'auteurs dramatiques de la seconde moitié du XXè siècle, au premier rang desquels BECKETT, IONESCO, ADAMOV, GENET et PINTER. À mesure que leurs oeuvres respectives se singularisaient, ces auteurs ont prouvé qu'ils ne formaient - même s'il existe manifestement, quant aux thèmes et à la forme, un dénominateur commun entre eux - ni une école ni une tendance homogène de l'écriture dramatique contemporaine.
 Le metteur en scène ROGER BLIN insiste bien sur le fait que "ce sont les critiques qui ont établi une connivence entre des auteurs qui étaient totalement seuls, une convergence qui n'existait pas" et il ne veut retenir qu'une connivence avec l'époque.
"Connivence avec l'époque", c'est-à-dire reprise à leur compte par ADAMOV, BECKETT, IONESCO - ces trois exilés qui ont choisi Paris et la langue française - des thèmes existentialistes, dont celui de l' "absurde", que véhiculent la littérature et le théâtre de Sartre et de Camus et, surtout, de ce malaise, de cette angoisse d'un déracinement et d'une insécurité généralisés qui caractérisent l'Europe d'après Auschwitz.

La dramaturgie de BECKETT, de GENET, de IONESCO, d'ADAMOV en ses débuts nous montre des êtres qui ont perdu leurs attaches et leurs repères intimes aussi bien que cosmiques et qui errent, le plus souvent immobiles, à la recherche d'un introuvable refuge. Allégorie d'une humanité en souffrance dans les décombres du "Théâtre du Monde" d'où ces personnages de LA PARODIE (1949) et de L'INVASION (1950) d'ADAMOV, des BONNES (1947) et du BALCON (1957) de GENET d'EN ATTENDANT GODOT (1953) et FIN DE PARTIE (1957) de BECKETT, de LA CANTATRICE CHAUVE (1950) et de VICTIMES DU DEVOIR (1953) de IONESCO qui se sentent et se disent prisonniers de forces invisibles dans un univers hostile. D'où également ces couples, ces familles qui s'entredéchirent et se convulsent hystériquement dans les pièces de IONESCO et , un peu plus tard de l'anglais PINTER... Sans parler d'influence directe, on peut penser que HUIS CLOS (1944) de SARTRE, la pièce à la fois la plus théâtrale et la plus philosophique de l'écrivain, préside à la naissance du "théâtre de l'absurde". N'introduit-elle pas, en effet, sur la scène des principes dramatiques que partageront BECKETT, ADAMOV, GENET: une façon quasi rétrospective d'aborder la vie, en quelques sorte depuis le seuil de la mort; la réversibilité du microcosme (une chambre) et du macrocosme (l'univers); une relation interpersonnelle réduite à la trame des rapports maître-esclave ? Parcelles de vie prises dans les tourbillons du néant, êtres repliés sur eux-mêmes, enkystés dans leur "vieux coins" (BECKETT) et/ou perdus dans le no man's land, créatures d'un langage qui prolifère de façon cancéreuse et se perd dans le "non sens", les personnages du "théâtre de l'absurde" sont des anti-héros par excellence et ils atteignent, tels les Bérenger et Choubert de IONESCO ou le Lucky et Clov de BECKETT, aux plus petites dimensions humaines possibles.




Mais le privilège d'auteurs comme ADAMOV, BECKETT, GENET, IONESCO c'est de transformer en splendeur théâtrale toute cette misère métaphysique, de sublimer ce malheur invisible en lui donnant, paradoxalement, une littéralité et une sorte d'hypervisibilité sur la scène. ADAMOV a d'ailleurs rendu compte de cette alchimie à la faveur de laquelle les questions existentielles les plus abstraites prennent des contours théâtraux fermes et concrets: "une pièce de théâtre, écrivait-il, doit être le lieu où le monde visible et le monde invisible se touchent et se heurtent, autrement dit la mise en évidence, la manifestation du contenu caché, latent, qui recèle les germes du drame. Ce que je veux au théâtre(...) c'est que la manifestation de ce contenu coïncide littéralement, concrètement, corporellement avec le drame lui-même. Ainsi, par exemple, si le drame d'un individu consiste dans une mutilation quelconque de sa personne, je ne vois pas de meilleur moyen pour rendre dramatiquement la vérité d'une telle mutilation que de la représenter corporellement sur la scène."


(...) Théâtre de l' "inquiétante étrangeté", a-t-on pu dire, en parlant d'un concept freudien cette dramaturgie des années cinquante. Le sentiment d'inquiétante étrangeté procéderait, d'après Freud, de l'exagération de la réalité psychique par rapport à la réalité matérielle". Or cette exagération est bien une tendance clé du "théâtre de l'absurde": ce que nous voyons déployé sur la scène, c'est le spectre d'individus saisis par les pulsions, les hantises, les fantasmes, les rêves et les névroses d'un temps et d'un espace donnés: l'Occident au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On a d'ailleurs reproché à ce "nouveau théâtre", d'exalter dans sa vision pessimiste et fataliste de la condition humaine, l'individu, et de négliger complètement les circonstances sociales et historiques. Bref, de montrer l'homme et le monde comme immuables et non pas, selon le précepte brechtien, comme "transformable". Cette critique brechtienne de l' "absurde", ADAMOV l'a conduite lui-même et en a tiré les conséquences dans sa production dramatique dès la fin des années cinquante. Mais la conversion au brechtisme de l'auteur du Professeur Taranne ne fut pas pour autant un oubli de la leçon essentielle de l'avant-garde des années cinquante: donner à voir l'invisible sur la scène.