Beckett ou l'unité perdue et les paradigmes dégradés · Marie Borie · REVIENS À TOI (ENCORE)

Beckett ou l'unité perdue et les paradigmes dégradés · Marie Borie · REVIENS À TOI (ENCORE)
Le mythe dans le théâtre de Beckett
Dramaturgie
Monique Borie
1981
Mythe et théâtre aujourd'hui, une quête impossible
Publications de la Sorbonne
Langue: Français
Tous droits réservés

Beckett ou l'unité perdue et les paradigmes dégradés

Monique Borie

in Mythe et théâtre aujourd'hui, une quête impossible?... (Beckett, Genet, Grotowski, Le Living Theatre)
Paris, Nizet, Publications de la Sorbonne, Série Littérature, n° 15, 1981

Avec Beckett, la sphère de théâtre c'est bien par excellence la sphère de l'"Eternel Humain", et ce qui se joue renvoie à l'exemplarité la plus générale. L'espace du théâtre fonctionne comme lieu mythique et métaphore du monde, et, pendant le temps de la représentation, les spectateurs sont arrachés aux dimensions contingentes de leur existence historique et quotidienne pour être projetés dans une vision intemporelle et exemplaire de leur condition.

C'est avec l'"éternité" des archétypes que la représentation cherche à les mettre en relation, mais voilà qu'à travers l'exemplarité du scénario qui se joue, la question du sens est posée avec angoisse ; or cette angoisse n'est autre que celle de la perte des grands symboles médiateurs et unissants. Car si la question du sens et du non sens de la condition humaine se trouve formulée, c'est à travers la dégradation de ces symboles, dépouillés désormais de leur valeur totalisante et régénératrice. Et effet, l'éclairage de la dérision, loin de détruire la dimension mythique, renvoie constamment, au contraire, à la nostalgie d'une vision du monde où l'unité et les médiations retrouvées permettraient à la représentation d'avoir valeur véritable de "consécration" de la condition humaine. Si le sens de cette condition humaine est perdu, c'est que sa "consécration" par le rattachement à un archétype médiateur n'est plus possible. Seule une situation authentique de mythe vécu pourrait sauver la signification de l'"histoire" individuelle et humaine, et faire du temps de la représentation celui de la reconquête d'un sens et d'une maîtrise du devenir.

Cette reconquête d'un sens, ni le quotidien, ni l'historique ne permettent, pour Beckett, de la fonder, et l'interrogation portée à travers tout son théâtre, postule bien la recherche d'une totalité, d'une exemplarité et d'une médiation salvatrices, que la représentation cherche en vain à manifester et dont, en réalité, elle ne peut que répéter l'absence, la perte ou l'incertitude. C'est dans la mesure où la dégradation des mythes vécus fait perdre à la récupération du temps mythique son appui et sa certitude que la recherche du sens ne trouve pas de réponse sûre au sein de la représentation. Dans ce théâtre en effet, pendant le temps de la représentation, va se trouver mimé et réactualisé un combat où la mort ne fonde plus aucune renaissance, où le supplice ne débouche plus sur le rachat, où la "Passion" représentée est offerte dans son image dérisoire et inexplicable, puisqu'elle ne renvoie plus à un archétype sacré et originel. La récupération globale du passé qui permettrait de rendre compte de l'origine, de la condition et du destin de l'humanité est devenue impossible. Le présent ne peut plus, à travers le temps de la représentation, s'articuler sur un passé qui fonctionnerait comme source de paradigmes. L'origine et le passé mythique sont perdus, et avec eux est perdue la possibilité de répéter l'acte fondateur et créateur du dieu, de l'ancêtre ou du héros et, en le réactualisant, d'opérer une renaissance, une recréation.

Une fois perdu le rattachement à l'archétype sacré, en tant que modèle idéal situé hors du temps et permettant de rejoindre périodiquement le Grand Temps pour régénérer le devenir, c'est l'agonie et non la naissance ou la renaissance qui se joue, c'est la fin et non le commencement ou le recommencement. Une fois perdue la possiblité d'intégrer, par la répétition du modèle sacré, le destin individuel à un authentique Grand Temps récupérable et régénérateur, ce destin individuel se dilue dans la succession indéfinie et anonyme de vies qui sont répétition du même non sens. Aucune véritable intégration à la vie des générations ne peut plus s'opérer, et le Grand Temps lui-même est remplacé par le "ça avance" d'un temps insaisissable et innommable, sans commencement ni fin que l'on puisse connaître avec certitude.

L'espace et le temps de la représentation ne sauraient être le lieu et le moment privilégiés des participations et des médiations. Vidés de leur valeur totalisante, ils manifestent dans leurs structures mêmes la perte et la nostalgie de ces symboles unissants et médiateurs que la représentation voudrait restaurer sans y parvenir. Répétition indéfinie et non régénératrice, transformée en ressassement, alternance ou juxtaposiiton incompréhensible des contraires, dualité irréconciliable de la vie et de la mort, de l'ombre et de la lumière, dans un monde en proie à la "convulsion sans trêve"..., telles seront en fin de compte les grandes structures mythiques dégradées qui vont apparaître. C'est à travers elles que s'exprimera le besoin de référence à cette temporalité mythique dont le théâtre de Beckett manifeste tout à la fois la recherche obsédante et la reconquête impossible.

La perte de communication avec le divin

C'est la perte de la communication avec le divin qui transforme le temps de la représentation en temps de l'attente pure, que rien ne traverse, que rien ne vient meubler. Si le temps de la représentation se vide, c'est que le sacré ne peut plus entrer en communication avec le profane, que le plan humain ne peut plus être relié au plan divin.

Puisqu'aucune transcendance divine ne vient plus garantir la référence possible à un archétype sacré, la représentation de la condition humaine devient répétition d'une "Passion" dérisoire, où la souffrance et le supplice ne fondent plus aucun rachat ni la mort aucune renaissance. Il va s'agir d'une parodie mais qui, contrairement à la parodie sacrée, ne peut plus avoir valeur de conception du monde. Dans la parodie sacrée, le grotesque garde une valeur de vision du monde, il fait intervenir un rire qui concerne l'ensemble des processus de vie avec ses deux pôles : la vie, la mort. Chez Beckett, nous trouvons un grotesque mutilé, une parodie où le pôle négatif (la mort) triomphe, où la partie agonisante de l'homme est coupée de la partie renaissante. Derrière la fin du vieux monde, il n'y a pas de monde nouveau.

Dès les premières minutes d'En attendant Godot, la crucifixion, celle du Christ et des larrons, est évoquée, mais l'accent est mis sur l'incertitude du salut, puisque les traditions sont contradictoires et que les témoignages divergent. Le scénario de la mort-résurrection est donc bien présent mais un doute plane sur la valeur médiatrice de la figure mythique, car son sens de salut n'est plus certain.

C'est d'abord à travers le personnage de Lucky que la répétition de la Passion du Christ comme modèle exemplaire s'inscrit dans le développement de l'action. Lucky, dans la pièce, représente celui qui ploie, qui tombe et doit se relever (dans une marche au supplice qui rappelle la montée au calvaire), celui qui souffre sous le fardeau qu'il porte, celui que l'on frappe, que l'on insulte, celui sur lequel on crache, celui que l'on va vendre au marché de Saint-Sauveur, celui enfin dont on essuie les larmes avec un mouchoir et dont Estragon, tel Simon, prend la place à un moment donné.

Au-delà de ces allusions très précises à la Passion, comme modèle exemplaire dont le destin des personnages est la répétition, on voit se développer tout au long de la représentation une référence plus vague et plus large à cette Passion, à travers l'envahissement, dans toutes les paroles dites, du vocabulaire de la souffrance. "Les larmes du monde sont immuables", et l'échange des souffrances est possible. Ainsi chaque destin humain devient répétition d'une forme de supplice.

Naître, c'est naître pour mourir. Aussi la notion de création perd-elle son sens, et sa dérision se prolonge en malédiction proférée contre le père procréateur-fornicateur. En effet la coupure de la communication avec le père va rendre impossible une véritable intégration du destin individuel à la succession des générations. Ainsi, alors qu'aucun rattachement au Grand Temps par l'intermédiaire d'un archétype sacré médiateur n'est plus possible, la dimension de la succession des générations cesse aussi d'être fondatrice d'un sens et ne permet d'intégrer la vie individuelle qu'à l'éternel de l'anonyme et de l'informel.

Ainsi donc de l'intégration à la continuité cyclique de la vie des générations, ne subsistent que des formes dégradées où la filiation et la procréation ont perdu leur valeur positive ; mais il y a plus. Dans la relation que le personnage entretient à sa propre histoire, une cassure s'inscrit aussi. Toute reconquête globale du passé individuel par la mémoire se révèle impossible. A travers l'échec dramatisé d'une mémoire vouée au ressassement et à la discontinuité va s'exprimer encore, mais cette fois sur le plan du temps individuel, la perte du sens de la destinée humaine : cette destinée ne pouvant s'intégrer à aucun Grand Temps, ne parvient même pas à trouver en elle-même, à l'intérieur de ses propres limites, aucune continuité, aucune unité véritables. La valeur mythique profonde et efficace d'une mémoire capable de permettre une réitération, une récupération authentique du passé, depuis l'origine, en le faisant véritablement "re-naître", cette valeur s'est dégradée aussi au niveau de la mémoire et du passé individuels.

La recherche du passé, la tentative indéfiniment répétée de sa reconquête, devient en fait l'occasion privilégiée d'une expérience de la dispersion temporelle. L'illusion de la permanence de la personnalité, sa fausse unité sont remplacées par la dispersion d'une conscience éparpillée, incapable de ressaisir son propre devenir dans le tissu d'une continuité qui pourrait lui donner son sens. Le seul mouvement perceptible est celui d'une chute progressive, d'une déperdition et d'une dégradation.

Le théâtre de Beckett tend vers l'oblitération de l'espace et du temps. Il s'agit de dire le presque de la disparition, le presque du vide, du silence, le presque de l'absence du temps. Le théâtre reste bien une métaphore du monde et de la condition humaine, mais pour que s'y inscrivent la perte du sens, la perte de l'être et la dépossession de la maîtrise du temps. C'est encore une cosmogonie, mais qui a perdu son axe et les structures dégradées de l'ancienne vision du monde s'expriment dans l'éclatement même d'une écriture qui poursuit en vain l'élaboration d'un texte susceptible de créer un ordre.