Un étrange monstre · Jean-François Labie · L'ILLUSION COMIQUE

Un étrange monstre · Jean-François Labie · L'ILLUSION COMIQUE
La pièce des contrastes
Commentaire & étude
Jean-François Labie
Jan 1996
Théâtre de Caen
Langue: Français
Tous droits réservés

Un étrange monstre · Jean-François Labie 

Pour le Théâtre de Caen · Janvier 1996.

"Extravagance, irrégularités" tels sont les termes que CORNEILLE lui-même applique à son Illusion comique. De son côté Jean Schilumàerger parlera d'une "embardée dans le burlesque". Tellement le spectateur est déconcerté par cette comédie qui vient se situer entre Médée, première des tragédies de CORNEILLE - et le seule où ill se livre au grand jeu du fantastique et de ses machines et
archicélèbre Cid.

De l'influence espagnole et du roman picaresque

L'Illusion est la pièce des contrastes. On y trouve, à parité égale, les situations tendres et les scènes grotesques. Plus encore, ses héros semblent s'être évadés du climat de raideur héroïque dans laquelle baigne si facilement l'oeuvre cornélienne. En effet, si le délire furieux de Matamore fait rire encore aujourd'hui sans qu'il y ait lieu d'en alourdir les effets, il est éclairé d'une lumière nouvelle quand on se souvient que l'Illusion comique précède LE CID de quelques semaines.

"Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte.
Paraissez Navarrais, Mores et Castillans.
Unissez-vous ensemble, et formez une armée
Pour combattre une main de la sorte animée."

Cette tirade de Rodrigue est du Matamore tout craché. Mais son éclat tout espagnol fait également penser à ce rêveur de toutes les aventures, à ce malheureux persécuté ridicule qu'est l'immortel Don Quichotte.

Une nouvelle communauté de personnages

Personnage central de la comédie, Clindor n'est un héros qu'à moitié. Ses aventures appartiennent au monde, espagnol lui aussi, du roman picaresque. Vivant d'expédients, instable et quelque peu tricheur, il reconnaît l'argent à l'odeur et se laisse entraîner par lui; il a le visage lisse et le beau-parler des arrivistes sans scrupules; d'esprit déjà moderne, il porte sur lui-même et sur tout le monde qui l'entoure un regard dépourvu d'illusions.

Plus étonnant encore est le personnage de Lyse. Echappant à la familiarité des servantes de Molière, fortes en gueule et de sein généreux, la domestique d'Isabelle est bien la première des soubrettes du XVIII ème siècle, insolente, assez charmante et sûre d'elle pour se poser sans ridicule en rivales de sa maîtresse, douée par ailleurs d'assez de bon sens pratique pour apprécier les mérites d'un mariage dans sa condition.
Tout ce personnel est nouveau à la scène et d'autant plus incongru que CORNEILLE, normand devenu parisien, a choisi de domicilier son "étrange monstre" en Touraine, la province de France la moins portée aux couleurs espagnoles et aux extravagances du discours, la moins propre aussi au burlesque.

Une intrigue à triple fond

L'irrégularité qu'on lui reproche et dont lui-même s'accuse tient dans son refus de l'unité de l'action. Il nous offre un récit où s'emboîtent trois niveaux d'intérêt, comme un prestidigitateur utilise une boîte à triple fond.
La première instance fait voir un sorcier bienfaisant qui apporte son aide à un père en recherche de son fils disparu depuis dix ans à la suite de remontrances mal supportées. Le sorcier use de son pouvoir de magicien pour évoquer devant le père les aventures comiques du fils; celui-ci est devenu le domestique de Matamore; amoureux d'Isabelle, Clindor triomphe de ses rivaux d'amour, tue l'un d'eux sans y mettre de mauvaises intentions, est arrêté, emprisonné, condamné au supplice; il échappe enfin selon les règles de la comédie et la nécessité d'une fin heureuse.
Lorsqu'il réapparaît après une première chute du rideau, c'est dans un contexte tout différent. Sous un nom supposé, il est devenu riche et glorieux, mais également traître à son prince et infidèle à la douce Isabelle. Par un tour de passe-passe, CORNEILLE a apparemment abandonné le climat de la comédie pour celui de la tragédie. L'assassinat bien mérité de Clindor viendra donner à cet épisode une conclusion logique et morale.
Par un dernier retournement, notre sorcier calmera la douleur légitime d'un père, persuadé qu'il n'a retrouvé son fils que pour le voir périr, en lui révélant que cette trahison et cette mort ne sont que du théâtre. C'est sous l'uniforme du comédien que Clindor a atteint la prospérité qui lui était promise. Puis, reprenant possession du centre de la scène, le magicien clôt son discours par un éloge magistral du métier d'acteur. Métier réprouvé par la loi et la sagesse bourgeoise, qui n'en est pas moins le chemin de la gloire pour ce fils de bourgeois quelque peu frotté de noblesse qu'est Clindor.

Uts théâtre de la mise en abyme

Chaque passage d'un niveau d'action à l'autre déclenche une sorte de jeu de cache-cache, les partenaires d'un sujet devenant témoins muets du sujet suivant. Ainsi les protagonistes premiers, le père et lemagicien, sont tenus à rester invisibles et muets pendant que se déroule une action dont ils sont tout à la fois les promoteurs et les commentateurs. Cachés derrière un morceau de décor, ils sont les représentants de la réalité. Tout le reste n'est qu'effet d'une évocation magique. Les vraies frontières du réel sont abolies au profit d'un théâtre qui finit par en cacher un autre. CORNEILLE, qui ne connaît probablement pas Shakespeare, fait sien le piège réfléchi que tend Hamlet à son parâtre assassin et que Pirandello reprendra dans son Henri IV . Tout ici est à la fois mise "en abyme" et jeu de déformations. L'ambiguïté d'une aventure qui mêle comédie et tragédie, qui joint le burlesque le plus délirant à une réflexion sur la fragilité des apparences, vient troubler la clarté des miroirs où l'âge baroque a tant aimé se contempler.