Lorient, LUNDI 20- août 2001
Ils sont trois. Reste à en convaincre Bruno.
- les désignations ambigües d'un même personnage à l'intérieur d'une phrase.
- la chronologie de la conception du spectacle.
- la multiplicité des actions possibles et des images.
- les problèmes que posent les changements de décor entre les tableaux.
- le lien qui doit unir les acteurs à l'espace de Weatherend. - la qualité de sa prestation de vendredi.
Les arguments convergent. Passé le week-end, nous sommes tous d'accord : Bruno doit être sur le plateau pendant la représentation, non comme un personnage mais comme "l'incarnation de l'espace".
L'oeuvre à plusieurs mains appelle un spectacle où les présences n'ont pas le même statut. À l'enchevêtrement des voix et des histoires s'ajoutent d'autres voix, d'autres histoires.
Cette fiction de théâtre qu'Éric voudrait raconter, sur laquelle il faut s'entendre - deux acteurs qui inventeraient le monde, seuls devant les spectateurs - c'est une utopie de metteur en scène, fasciné par les pouvoirs de l'acteur jusqu'à envisager, à contre-cœur, à son corps défendant, son propre effacement.
Voilà donc le faiseur d'espace, le constructeur, au sein de la représentation, participant de la mise en jeu du texte, à la mise en théâtre de l'oeuvre, dirigeant les acteurs. Bruno pourrait être ce point aveugle dans la représentation où l'acte de mise en scène s'avoue.
Il faudra bien que les acteurs prennent le pouvoir et se définissent à l'intérieur du territoire qui leur est proposé. Où l'on croit encore une fois au pouvoir de la parole, au rayonnement des corps : on espère une levée d'acteurs à un endroit inattendu, qui rétablirait le déséquilibre nécessaire.
Le statut du prologue et de l'épilogue n'est pas trouvé. On pense à India Song. Le prologue s'écrit comme une convocation du texte de James, comme un souvenir de l'originel : "C'est en 1903...", date de publication de la nouvelle. Éric veut partager le début du texte entre les voix des différents membres de l'équipe, tous corps de métier confondus. Il pourrait lire lui-même l'épilogue et peut-être reprendre en écho une réplique de John Marcher qui semble répéter, sur un mode narratif, une bribe du dialogue qui la précède.
Les acteurs ne sont jamais seuls. Au sein du monde inventé, porter l'oeuvre, cette origine ; rejouer le passage, protéger le secret. Les acteurs sont ceux qui parlent le moins, voient le moins. S'exposent. De leur effacement faire naître la possibilité d'un moment de théâtre.
Extrait des notes de Jutta : "Je porte un costume pour faire du théâtre : mais comment faire du théâtre ? Les acteurs de John Marcher et Catherine Bertram connaissent LA BÊTE DANS LA JUNGLE mais c'est la pièce qu'ils ne joueront pas ce soir. Ils se demandent comment faire du théâtre avec des bouts de mots mais ils ne joueront pas ce soir. A la fin, on pourrait avoir l'impression qu'on a vu une pièce qu'on n'a vraiment jamais vue."
Le surgissement de la bête ?
C'est un long panneau rectangulaire, posé sur sa base la plus étroite et qui bascule sur la scène, sans bruit, en créant juste un appel d'air. Sa chute inattendue fait monter le cœur dans la poitrine et l'on s'étonne, à l'arrêt du mouvement, qu'il se soit révélé si léger, qu'il ait déplacé juste assez d'air pour que l'on puisse croire encore que quelque chose a eu lieu. C'était beaucoup. On attendait la catastrophe, énorme. Ce n'est rien ; sinon ce qu'il nous est permis de percevoir de nous-mêmes, après coup : ce cœur qui a bondi dans la poitrine, cette certitude que le désastre serait spectaculaire, tout le temps de l'effondrement.
Nous testons notre aptitude à croire que le mystère fait une tragédie. Nous lui prêtons une densité, un poids qu'il n'a jamais.
A la fin de la chute, il apparaît que l'extraordinaire n'est pas la bascule dangereuse d'un mobile criminel sur un sol sonore. L'accident n'est d'aucun poids. Au bruit qu'on n'entend pas, aux bris qu'on ne voit pas, aux failles qui ne se creusent pas, la surface légère des apparences, prise par le mouvement, révèle tout autrement qu'on aurait pu le penser la pesanteur du monde, trahit la lourdeur qu'on attribue aux choses. La peur ne permet pas d'anticiper sur la catastrophe.
La bête, l'apparition, la mort, c'est du vent. Juste un appel d'air. Rien. Ou presque. "La vieille terreur sacrée" qui nous relie au monde n'est ni l'apparition, ni la bête, ni la mort. Quand "la chose" advient, c'est quelque chose d'autre qui s'ouvre. Furtif, léger, infime, ce qui se passe sans bruit, presque sans effort crée les bouleversements les plus poignants. Nous craignons le pire ; nous espérons l'extrême ; mais si nous anticipons sur leur forme, leur matière, leur valeur, leur densité, nous devenons des illusionnistes. Alors le théâtre bavarde. Avec retard, nous constatons notre aveuglement. Entre perception immédiate et conscience - active, secondaire - qui corrige cette perception et reformule ce qu'on a cru réel, il nous faut bien reconnaître que nous ne savons jamais, ce qui nous est arrivé, nous arrive. Et la pratique assidue de cette inconnaissance, de ce retard, nous fait soupçonner que nous dormons vivants, comme nous nous éveillons parfois à des sommeils étonnants, que nous vivons la mort et que l'instant qui nous bouleverse se révèle toujours malgré nous. Avec douceur. Quand la chose "advient", ce n'est jamais comme on l'attendait, de la façon dont il est supportable, envisageable de l'imaginer. On ne peut jamais prévoir sa fadeur, sa souplesse, sa futilité.
Quand le théâtre veut préparer l'illusion pour révéler la mort-vie, l'instant où elle culmine dans sa plus tangible et immatérielle présence, il doit s'inventer avec souplesse, prendre tout, les acteurs et les autres, les hasards. Au "petit bonheur la chance" des répétitions. Trouver le processus jusqu'à l'incandescence qui ne brûle pas. Sauter dans le vide et le faire de bas en haut ; fixer la terre en la situant dans les cintres ; fermer les yeux pour incarner des visions ; marcher devant en observant ce que l'on a dans le dos ; prendre à rebours la vieille peur, qui ankylose et inocule la vie sans mort, la mort morte, qui façonne le masque du faux réalisme, du bavardage conversationnel, où, l'on peut avoir l'impression que quelque chose se passe, où nous confirmons notre bonne santé sans le vif du tragique, notre héroïsme sans imagination, nos fantasmes sans prétention. Nous échappons au désespoir, certes.
Qu'en est-il de la joie ? Du livre ? Du sexe ? Du tombeau ?