Lorient, Vendredi 17- août 2001
On redit tout le mal qu'on pense du tableau III. Finalement, Éric a décidé qu'il valait mieux que John Marcher et Catherine Bertram passe le rideau du II au III sans que le public les voit. Pour la première fois, texte en main, les acteurs travaillent de l'autre côté du rideau de bambous, à l'intérieur de l'espace.
Espace démonté, préparé ; tableaux décrochés ; dispersion ; panneaux déplacés ; encombrements du centre ; arrière-plans accidentés, labyrinthiques et nombreux ; escalier à demi visible ; passer à jardin pour l'atteindre ; possibilité de disparaître ; plans verticaux dominants ; zone horizontale réduite ; découpage.
C'est bien immédiatement, très clair, très simple. Elle porte un manteau de fourrure brune. Elle est assise à jardin, contre le panneau central, de profil, les jambes allongées devant elle. Lui se tient debout, texte en main. Il improvise avec l'espace, se cache pour parler, réapparaît. Il parle quand il est immobile. Ils sont loin l'un de l'autre.
Elle répond, le plus souvent sous la forme de questions, elle esquive, elle élargit le propos, transforme le secret en allusion à la vie sociale, au monde extérieur. Elle tient longtemps la même note ou opère d'infimes variations, en gardant la même amplitude vocale : ça bouge - ça ne bouge pas. Elle ne le regarde pas. Elle n'admire pas celui qui se mire au féminin qu'elle incarne. Elle est strictement sa voix, sa loi. Il cherche des raisons, il lui invente une vie plus personnelle que celle qu'elle mène ponctuellement avec lui depuis des années. Parfois il s'étonne - mais c'est l'acteur qui s'étonne - et rit des coïncidences et des paradoxes entre la place qu'il occupe dans l'espace et ce qu'il dit. Il joue à cache-cache et teste les différences sonores de l'espace. Il marche d'un pas égal. Il se concentre sur les ruptures, les changements de directions. Peu importe ce qui arrive d'un suspens à l'autre, d'un moment à l'autre. Quand il parle de très loin, on dirait le narrateur de sa propre histoire quand il remonte du lointain, Éric croit qu'il a mille ans.
Il aborde les mots, les seuils comme les courbes de l'espace. Disparaît. Elle ne s'étonne de rien. Son attente est sans objet. On dirait qu'elle écoute à peine l'histoire. C'est par ses yeux qu'on le voit, alors qu'elle ne le regarde pas.
Il occupe le plateau en étranger.
À mesure qu'il se rapproche d'elle, ils sont de plus en plus perdus dans l'espace. Il est ensuite assis à côté d'elle, à jardin, vers le fond de la scène. Le périmètre de la parole a été décidé par elle. Immobilité. Un long temps. Fou-rire. Ils continuent. Moins ils bougent et plus c'est le désert autour d'eux... Leurs confidences sont usées. Enorme fou-rire. Ils se blottissent l'un contre l'autre et l'on voit que rien n'abrite, ne protège, n'isole. Ils sont en grand danger. Le secret se déplace. Qui écoute ? Un technicien passe malencontreusement une des portes latérales du plateau, ils le regardent.
Brouillon des corps : ils s'appuient l'un sur l'autre, s'installent, culbutent tellement ils rient, se cognent la tête. Leur intimité rend le discours précieux inconvenant. Le désir est absent. Tout est consommé. Ils sont fatigués, perdus, s'ennuient. Légèreté du désastre. Ils miment tout : le danger, l'animal, la mort avec la grammaire des gestes du tableau I.
La bête est nommée : c'est une blague, des mots, du vent. Fou-rire inextinguible des acteurs tout au long de la scène et longtemps pendant la pause. Voilà John Marcher et Catherine Bertram.
Après la pause. À la demande d'Éric, Bruno montre toutes les possibilités de transformations spatiales. Xavier est dans la salle avec son assistant et passe de la musique. Sont aussi présents les acteurs, qui s'échappent un instant pour essayer un de leurs costumes et reviennent en kilt, Paul Quenson, le créateur des costumes, qui a suivi les comédiens, Éric Vigner et moi-même. Tous les éléments de l'espace sont mobiles et transformables. Qu'ils roulent, glissent, tombent, se transportent, ils peuvent être manipulés par une seule personne, et changer, au hasard des mouvements et des rencontres, de nature et de fonction dans l'architecture générale. Bruno connaît parfaitement les ressources de l'espace. Il anticipe les images qu'il construit, les effets possibles. Et le mouvement qu'il entreprend, le temps qu'il s'accorde, dominés par la musique, sont en eux-mêmes un spectacle.
Bruno pousse des panneaux latéraux au centre du plateau, les déplace de façon à créer un espace accidenté, connotant, de par son abstraction, tout à la fois l'intime et le monde, l'intérieur et l'extérieur ; il fait tomber un des parallélépipèdes rectangulaires, en calculant du pas et de l'oeil la trajectoire qu'il décrira dans sa chute. Allongé sur le sol, le long rectangle de bois forme un théâtre de marionnettes qui coupe la silhouette humaine, permet de manipuler les tableaux, par exemple, sans être vu.
Le plaisir naît du jeu qui s'installe entre lui et nous : nous jugeons des effets, nous attendons d'être surpris, par ce qu'il nous montre comme par ce qu'il fait apparaître Nous essayons d'anticiper un peu sur ses propositions, nous attendons qu'il nous fasse croire qu'il n'est responsable de rien, pour nous raconter des histoires. Les illusions d'optique nous amusent : les portraits de Van Dyck perdent de leur autorité. Tout ce que le tableau ne représente pas ménage la possibilité d'un mouvement, d'une invention.
La proximité du corps en action ou son éloignement calculé permettent de compléter les portraits, qui ont des tailles humaines.
Le marquis à la baguette est doté d'un buste mais n'a pas de quoi courir. On lui prête deux demi-jambes et des sandales de cuir pour qu'il descende l'escalier. L'aristocrate s'écrase en avant-scène. Le raide et fier ambassadeur de Perse à Rome tourne comme l'aiguille d'une montre plusieurs fois, au son de la musique. Il se retourne, il n'existe pas : on découvre l'armature de la toile ; elle quadrille la vue.
Les deux jumeaux, petits garçons blafards, font de la balançoire.
Même les fêtes mortuaires et irrespectueuses s'organisent. Tous les morts qui ont des oreilles mais n'entendent pas, qui ont des yeux et ne voient pas, dansent. Quand ils se posent, quand ils s'approchent, c'est tout autre chose qui se produit : d'un tournemain, Bruno les destitue de cette illusion de vie qui nous rappelait, l'instant d'avant qu'ils étaient morts. Abandonnés, ils ne sont plus que surfaces, matières, formes. Ils perdent tout pouvoir de suggestion. Dans le même instant, découvrant qu'ils l'ont perdu, nous nous interrogeons sur ce pouvoir. Les tableaux masquaient l'essentiel : la structure architecturale de l'ensemble. Bruno fait voir, parfois, le gigantisme de l'espace ; à d'autres moments, il constitue un univers à hauteur d'homme. Ces impressions variables dépendent de l'objet, de la forme qu'il choisit comme centre et à partir desquels le mouvement s'organise. Bruno ouvre la trappe, par laquelle les tableaux peuvent disparaître. Puis il dégage toutes les portes obstruées : les toiles en dissimulaient plusieurs. Les voilà qui creusent maintenant le rideau de tulle rose au fond de la scène : des ouvertures de différentes grandeurs encadrent l'obscurité, là où les œuvres de VAN DYCK arrêtaient la vision, la soumettaient à des perspectives reproduites.
Hegel disait de Van Dyck que "dans les premiers portraits par exemple, le cadre, surtout la figure est représentée non de face mais un peu de côté, [...] [lui] faisant penser à la porte s'ouvrant sur un monde dans lequel l'homme faisait son entrée". Les portes ouvertes devant nous inversent le mouvement : notre regard est attiré vers le fond du plateau, se perd dans la profondeur du champ suggéré. Vers quel univers ? Sur quel seuil, bien loin de nous cependant, nous tenons-nous ? Les tableaux abandonnés en avant-scène trahissent, de par leur position, la marque du mouvement qui les a déplacés. Ils ressemblent pourtant à ce qu'ils étaient depuis le début. Leur immuabilité frappe. C'est notre regard qui a changé. Le plateau offre le spectacle du chaos. Nous avons assisté à une entreprise de démolition, de dislocation des formes, de bouleversement des perspectives, d'annulation de la fonction représentative des portraits. Au terme de la démonstration, l'espace théâtral en tant que tel apparaît.
Environ 30 minutes pour découvrir toutes les potentialités de l'espace, on a un peu le vertige.
- Pas besoin de mise en scène, dit Éric
- Pas besoin d'acteurs sur le plateau, dit Jean-Damien.
Des voix off, c'est bien.
Les acteurs se sont approchés peu à peu. Ils ont rejoint Bruno. Jean-Damien s'est assis sur le podium, de dos au public ; il regarde Jutta qui danse sur le plateau. Ils ont l'air de figurines affolées, égarées dans le tableau général : l'image n'absorbe pas leur costume ; ils ne se confondent pas avec les couleurs et les formes qui les entourent.
V. Le Cauchemar de Füssli
Éric propose à Bruno de participer au spectacle.
Le déroulement des répétitions n'est jamais aussi émouvant et stimulant que lorsqu'il n'a pas été prévu mais qu'il s'est improvisé au hasard des présences, des responsabilités et des envies de chacun, des moyens du bord.
Les acteurs désormais pourront imaginer leurs parcours à partir d'une vision extérieure de l'espace.
Cependant, Éric ne veut pas déroger à la règle qu'il s'est donnée : il travaillera à la constitution des images en marge des moments de répétition avec les comédiens. De plus, convaincu par la démonstration, il hésite à peindre, comme c'était prévu, les panneaux en bleu. Bruno affirme que c'est essentiel.
Faut-il donner des dossiers dramaturgiques aux acteurs ?