Eric parle. Pour séduire, pour dérouter, pour provoquer, pour conjurer les superstitions, prendre sur lui, assumer ses responsabilités («C'est moi qui... j'ai eu tort de vous dire que... j'aurais dû... je pense maintenant que...»). Il parle pour occuper le temps, rassurer, se rassure! Travailler «quand même», les jours où les acteurs sont égarés. Combler les moments de fatigue, oublier les difficultés par un effort d'articulation, d'énonciation, d'organisation. Calmer sa propre angoisse, avoir raison de ses doutes, revenir sur la légitimité de ses choix en faisant l'inventaire des pistes, en retrouvant l'histoire de son propre désir.
Le discours a sa physique. Il cherche son rythme, se nourrit de son mouvement, avance au gré d'associations d'idées et d'images, se façonne au fil des minutes plus facilement, plus clairement. Il opère par constant va-et-vient entre le texte, qu'Éric relit sans cesse, et le réseau d'images, de références - très précises, très approximatives, très personnelles - que les mots lui inspirent. Les digressions sont interminables. Pas de contre-sens mais des décalages, certains discutables, qui n'ont d'autres enjeux que de surprendre, jeter le doute sur l'évidence d'une direction interprétative. Il tisse un discours hybride, fait de petits récits, d'anecdotes, de souvenirs de spectacles ou de films, de descriptions de tableaux qu'on ne voit pas, de visions intérieures, de réflexions, de confidences sur des impressions enfantines, de bribes de phrases prononcées en accentuant leur rythme, en modulant la voix.
L'exercice verbal ne dédaigne pas les rencontres récentes, il pétrit et restitue en vrac tout ce qui traverse le metteur en scène : un film vu hier soir à la TV avec Josiane Balasko, un voyage à Pompéi, il y a quelques années, La Tempête de Giorgione, l'écholalie du texte, la façon dont l'écriture s'approche du cri, (de la stridence).
Ce n'est pas toujours ce qu'il énonce qui compte mais le geste par lequel il veut rejoindre les acteurs en parlant, les aspirer dans son propre mouvement. Son discours n'attend ni réponse ni riposte. Il met en circulation des fragments hétéroclites. Mais le pouvoir de la parole est ambigu : si le discours stimule, rassure, il peut tout aussi bien agir comme un anesthésiant, annuler les forces, plonger dans un doute paralysant. Impossible de rester concentré aussi longtemps que le nécessite ce temps "pris" sur l'exercice des acteurs. On reste aux aguets, on se fatigue, on s'agace parfois, on prend des notes, on baisse la garde, on renonce, on se rattrape en acquiesçant, on laisse parler, on se dit qu'on va trier, on opte pour une écoute flottante, plus détendue, on revient à soi, on se souvient de soi, on s'échappe, on relit le texte, on tente ses propres associations d'idées, on demande aux autres s'ils se souviennent du jour où..., on écoute à nouveau, très sérieusement. On attend. Le processus de la mémoire et de l'oubli joue à plein.
Éric explore interminablement les mêmes pistes, les mêmes désirs, les mêmes fantasmes, jusqu'à l'épuisement, l'altération de son propre discours, jusqu'à la clarification, en quelques phrases, d'un long parcours digressif. Il trouve alors parfois une formule limpide que l'on peut retenir sans effort et emporter avec soi pour travailler : quelques mots qui font image et résume le centre de la scène, énonce un étonnement, une question, souligne une évidence qui, du coup, s'obscurcit.
Il a écarté toutes les interrogations portant sur la Bête ; il m'a demandé de ne pas formuler les explications possibles, psychanalytiques surtout, qui donnent un sens à l'aventure de John Marcher. Il y a aussi ce qu'Éric ne dit pas. Et ce qu'il ne dit plus, ce à quoi il renonce.