09/08/01 · Cahier de répétitions · Sabine Quiriconi · LA BÊTE DANS LA JUNGLE

09/08/01 · Cahier de répétitions · Sabine Quiriconi · LA BÊTE DANS LA JUNGLE
Notes de travail
Document de répétitions
Sabine Quiriconi
09 Aug 2001
Cahier de répétitions
Langue: Français
Tous droits réservés

Lorient, jeudi 9- août 2001

Un nouveau tableau est arrivé : il représente ROBERT RICH, deuxième comte de Warwick (vers 1634, 208 x 128)

"Vous habitez ici ?"

La séance commence par un long retour sur ce point, pivot de la première scène, selon Éric. Quelque chose ne s'entend plus. Il insiste sur l'adverbe : "c'est bien le théâtre que ici désigne. Jusque-là, les deux acteurs parlent d'un ailleurs, d'un songe, ils traînent encore dans leur parole Weatherend, la fiction de Weatherend - et c'est plus facile à jouer. Puis, John Marcher dit : vous habitez ici. On passe au ici et maintenant du théâtre. On n'est plus dans la fiction, excepté par le costume, qui fait son boulot". Ce "Vous habitez ici ?", c'est le début d'une séquence. Il faut préciser tout au long du tableau les "débuts" sur lesquels on s'appuiera pour commencer chaque fragment...

"Le secret qui l'agite, il n'y accède pas tout seul. De même, nous avons besoin du théâtre pour accéder à autre chose, nous avons besoin de miroirs pour nous souvenir de ce que nous ne savions pas avoir oublié".

Éric enchaîne sur le travail de la mémoire et de l'oubli chez MARGUERITE DURAS, de façon à souligner que l'écriture s'élabore selon ce processus, à la fois continu et discontinu. Il faut trouver le mouvement perpétuel et les intermittences à l'oeuvre dans la langue. Jean-Damien doit s'appuyer sur les trous, les blancs du texte, se "mettre dans un état d'oublier", être conscient qu'après avoir dit: "j'entends votre voix , je me souviens de tout", il demande aussitôt et paradoxalement: "Où était-ce ?".

Éric évoque un documentaire :
"Une maladie terrible peut affecter le cerveau. Il y a un homme qui n'a pas la notion du temps. Il oublie tout. Si sa femme part faire des courses, il lui téléphone quinze fois de suite pour savoir où elle est et, chaque fois qu'il la revoie, il tombe amoureux d'elle. Et ce type a conscience d'avoir cette maladie. Il était organiste, il avait du talent. Dans le reportage, sa femme l'amène sur les lieux où il exerçait avant. Il salue les gens mais ne reconnaît personne. On lui propose de jouer de l'orgue : il rit et dit ne pas savoir. Puis il commence et découvre qu'il sait. Il s'étonne. Quelque chose - une mémoire physique ? - se met en marche à l'intérieur de lui, dont il n'a pas le savoir conscient. Ce n'est pas une mémoire de l'intelligence. Puis il se lève. Il a tout oublié. La scène peut recommencer".

Il ne s'agit pas de jouer que John Marcher se souvient mais il faut construire le jeu et la parole à partir des pertes de mémoire. Avancer dans les phrases à partir du "vide désespérant d'une mémoire intermittente".

"Chaque parole posée par John Marcher est sans sous-entendus. Elle ne renvoie à rien qu'il sache. "Cette impression" qu'il dit avoir eue, pendant le déjeuner qui précède leur premier dialogue, il essaie de la retrouver, mais il ne sait pas de quoi elle est faite. Il ne dit rien, à proprement parler à Catherine Bertram. Il ne se confie pas".

Éric veut trouver un processus, déjà à l'oeuvre dans son travail sur LA PLUIE D’ÉTÉ et BAJAZET, en particulier, qui participait de cette exploration du poétique par les moyens propres au théâtre, de cette volonté de trouver l'origine organique, biologique de l'écriture. Lenteur de l'échauffement, observation de la prosodie, mouvements ralentis, sur-articulation et actualisation de chaque énoncé_ ces spectacles tenaient de la pénombre, du cheminement secret vers la lumière, de la retraite labyrinthique, du chuchotement. Mais il veut, dans LA BÊTE DANS LA JUNGLE, trouver la voie par ou pour "un excès de jeu".

Tout, d'ailleurs, est déjà de l'ordre de l'excès la multitude des tableaux dans l'espace, les couleurs et la diversité des costumes...

Les premiers essais, aujourd'hui, confirment que les acteurs ne doivent pas installer une mécanique dialogique. Dès qu'ils enchaînent question et réponse, l'image des gisants s'épuise, on n'entend plus rien.
Renoncer au dialogue modifie la distance entre eux et leur relation avec le public.

Le marquis devient le septième cavalier de l'Apocalypse et tout à la fois, l'ange de l'Annonciation. La lumière pourrait être bleue.
L'ensemble ressemblerait à du cabaret chinois. Ce qu'on verrait, c'est une forêt, un trou noir dans lequel on peut pénétrer. C'est HÂNSEL ET GRETEL. On pense encore à ROBERT WILSON.

Les acteurs, donc, prennent des poses de gisants. L'une est derrière l'autre. Ils sont tous les deux à cour, et non à jardin, ce qui "est perçu par le regard comme une inversion par rapport au mouvement de l'écriture", remarque Éric. Jean-Damien est allongé légèrement de biais, comme mal posé. Les deux acteurs regardent les cintres, parlent vers les cintres. Seul Jean-Damien conserve le mouvement de ses bras vers le haut pour "un héros" et prolonge ce mouvement. Jutta reste immobile, parle avec douceur. Au moment où ils devraient se lever, ils restent allongés.
Ils ne parviennent plus à se mettre debout.

Ils recommencent, reprennent depuis le début : à quel moment se lever ? Ils ne trouvent pas la réponse.

Après "comme vous, comme moi", on imagine un noir, qui leur permettrait de se relever sans être vus. On répète l'enchaînement "gisants/noirs/station debout". Ils se tiennent maintenant debout, tout à fait à cour, l'un derrière l'autre le pied droit en avant. Ils regardent vers la coulisse à jardin : l'espace et les directions ont donc basculé.
On pense encore à ROBERT WILSON.
Les acteurs ne bougent plus, disent le texte.

Ils ne bougent plus parce qu'ils ne peuvent plus bouger. Cette position, disent-ils, les empêchent d'avancer. Ils sont coincés. Impossible d'avancer sur le podium. Le moment d'entrer dans la lumière est retardé. Ils l'attendent, le guettent mais aucun d'eux ne se décide. Tout est rendu difficile par la simplicité de ce qu'ils ont à faire.

Ils sont au départ, à l'exact endroit d'où l'on peut bouger et, tout aussi bien, décider de ne pas le faire. Comment ça commence, alors ? Par l'instant tremblé d'une tension. Peut-être qu'il n'y a pas un seul début, définitif mais qu'il faut tenter plusieurs figures statiques, multiplier les possibilités de départ.
"C'est terrible que ce soit aussi simple", dit Éric.

Ils recommencent. Ils sont allongés, ils se lèvent après le noir et c'est juste avant "une pensée de femme" que Jutta se déplace vers le jardin, dépasse Jean-Damien, lentement, suit une ligne continue en regardant devant elle la coulisse.

Ce qui devient sûr, c'est que, contrairement aux essais des jours précédents, ils ne peuvent pas occuper le centre du plateau et ils ne peuvent pas tout de suite ouvrir l'adresse, parler vers le public.

La situation d'énonciation choisie par Éric pour guider les comédiens vers un jeu affranchi des nécessités de la fable, les incitait à donner le spectacle d'une histoire d'acteurs. Un nouveau rapport psychologique risquait de se substituer finalement à un psychologique plus redouté. Les figures statiques annulent définitivement la possibilité d'une construction motivée et logique de la gestuelle, d'une illusion référentielle tout en rendant perceptible que, sur ce podium, ils sont au seuil d'un espace théâtral.

Au début, une figure est déjà là, construite : ça a déjà commencé. Puis la figure retient, empêche : ça commence. Dans le même temps la figure des gisants annoncent la mort de Catherine Bertram, la pierre tombale que fixe John Marcher, la fin de la pièce.
On connaît les débuts. On connaît la fin. La question est désormais celle du passage, de la traversée du poros.