Lorient, mercredi 8- août 2001
Les acteurs risquent leurs figures. Les figures hésitent. Les acteurs suspendent les figures puis les détruisent. Les corps montrent qu'ils agissent quand les bouches se taisent. Le premier tableau prend forme et bouge.
Ce qui apparaît, pendant cette répétition austère et difficile, c'est que la mise en scène est orientée par le travail de la seconde main. Le travail de la seconde main se manifeste dans le texte le plus souvent par des ajouts de mots et peut se définir comme une pratique de la répétition :
- la mention, d'entrée de jeu, du quatrième marquis entraîne à sa suite d'autres greffes d'informations sur le sort du tableau qui pervertissent le style conversationnel et le sens en créant une fragmentation du propos et une multiplication des références.
- des répétitions de mots (exemple : force, peur, store blanc) élargissent les rythmes, appauvrissent la langue tout en donnant l'impression que la syntaxe devient plus complexe. Les phrases se construisent selon un système d'échos.
- les répétitions ont pour corollaire l'ajout de temps et de silences, de suspens. Ces temps et silences correspondent parfois au retrait d'un passage de la première version théâtrale. Le palimpseste inscrit alors en creux la trace de l'oeuvre antérieure, et, du coup, s'élabore comme la mémoire de John Marcher : il est tout autant l'impression de ce dont on se souvient que de ce que l'on a oublié.
- "Oui", inlassablement, au début des répliques, constitue moins une réponse adressée au partenaire qu'une marque de compréhension, de compassion. C'est le signe extérieur d'un accord intime.
- les prénoms "John" et "Catherine" ne sont pas employés pour s'assurer de l'écoute de l'autre. Ils n'ont pas de fonction phatique. Ils insufflent aux énoncés un mouvement et des propriétés sonores qui font le jeu du désir. On les prononce comme on caresse, avec plaisir.
Sans connaître la première version, Éric et les acteurs se heurtent à ces ajouts, à ces transformations. Quelque chose résiste à partir de quoi les débats s'engagent et les questions naissent. Le travail de la seconde main empêche que la parole se développe en un flux continu et homogène. Comment avancer, dès lors, sinon en s'appuyant sur ces fragments de texte, ces aspérités qui ralentissent, empêchent le drame qui retardent le début de la fable et obligent à mesurer les respirations, les longueurs de phrases, à articuler les
Le travail pourrait devenir plus musculaire, abdominal. Éric insiste sur le mouvement des phrases, sur la complexité des successions de temps et de modes. Le processus qu'il disait vouloir chercher pour bâtir le fil de chaque scène se cherche désormais dans le détail de l'écriture et l'ensemble du tableau I se construit comme une série de moments, une succession de fragments connectés entre eux par le retour de certains motifs et la situation d'énonciation choisie - ce sont des acteurs qui tentent de commencer à jouer, à improviser, cherchent une histoire à raconter - mais non par l'évolution de la relation entre les protagonistes. On n'entend donc pas la fable. Ce que l'on voit, c'est l'effort des comédiens pour construire une histoire de théâtre à partir d'un texte désarticulé, tissé de quelques éléments apparemment hétérogènes, affublé de protubérances monstrueuses - le quatrième marquis, en particulier, cette fausse piste qui en est pourtant une.
Jutta énonce clairement que les décalages entre les gestes et la parole l'aident. Dès que les mouvements illustrent - on montrait, lors des premières répétitions sur le plateau, le tableau, au moment où on en parlait - quelque chose de nécessaire s'absente. Le texte n'est plus entendu, il est simplement compris, rendu à sa fonction utilitaire. S'il ne provoque sur la scène que des mouvements qui prolongent ou confirment son contenu, on s'ennuie.
Le paradoxe est inscrit dans la langue. Dire une chose, chez Duras, c'est aussi faire entendre le contraire.
"J'ai tout vu à Hiroshima, tout. - Tu n'as rien vu à Hiroshima, rien". Tout et rien c'est pareil.
Aujourd'hui, surtout ces mots :
"Vous habitez ici ?"
Qu'est-ce qu'on n'entend plus ? Qu'est-ce qu'ils ont perdu ? À quoi ils en venaient immanquablement pendant les deux jours précédents ? "Où" ? Éric pose la question. "Ici", c'est où ? Comment faire entendre qu'il s'agit d'un théâtre ?
On peut dire aussi : j'habite une grande maison avec un jardin, une bibliothèque, un prunier. Il y a un chat sauvage dans la cave qui miaule quand il veut se restaurer. J'habite une maison blanche, bleue et verte, dans une rue qui porte un nom qu'on oublie toujours ; j'habite un appartement ; c'est dans le 11ème arrondissement de Paris ; deux pièces ; j'habite un bateau ; c'est un théâtre. J'habite là, ici, très exactement sous le soleil, mais ce n'est pas chez moi, j'ai construit ma maison, je l'ai dessinée, quelqu'un a dessiné pour moi une maison, j'ai des plans, j'habite un bateau de théâtre, "mais vous savez, ce n'est pas chez moi ".